Mise en perspective

"La grève aux grévistes !" : la bataille pour l’auto-organisation

Marina Garrisi

Camille Münzer

"La grève aux grévistes !" : la bataille pour l’auto-organisation

Marina Garrisi

Camille Münzer

Pendant le mouvement contre la réforme des retraites, l’appel de certains secteurs comme la coordination SNCF-RATP à rendre « la grève aux grévistes » ou à coordonner les différents secteurs en lutte a rappelé que les mouvements interprofessionnels sont souvent dirigés « par en haut », que les grévistes sont souvent dessaisis de leurs luttes et que les directions syndicales ne répondent à personne lorsqu’elles négocient avec l’État ou le patronat. Pourquoi l’auto-organisation a autant de mal à se frayer un chemin au sein du mouvement ouvrier français alors que la base a montré et continue à montrer autant de détermination à en découdre et à lutter pour le retrait ?

L’extrême gauche répond à cette situation de dé-saisissement des processus de lutte par l’auto-organisation des travailleurs et des travailleuses en action, c’est-à-dire par la mise en place de cadres de décision où la base puisse décider des moyens et des objectifs du combat. Ces organes, qui naissent ou ont tendance à poindre dans les processus de contestation sociale, ont surgi avec leurs contours modernes au moment, notamment, de la révolution russe de 1905, sous la forme de soviets (conseils) d’ouvriers, de paysans et de soldats, dans lesquels sont discutés les modalités et le programme d’action qui seront ensuite collectivement concrétisés. Cette forme de démocratie des travailleurs en lutte est fondamentalement différente des institutions bourgeoises où le suffrage s’incarne par l’isoloir, ce qui empêche que se formule un point de vue collectif, un point de vue de classe et instaure, surtout, une séparation entre le moment du choix, de la discussion et de la résolution. Au contraire, dans un cadre de type conseilliste c’est les masses en lutte « aussi hétérogènes soient-elles, qui entrent en action comme telles, non comme simple agrégats d’individus appartenant abstraitement à un "peuple" mythique, et cela même quand ils ne le font pas (pas encore) au nom de leur classe. C’est comme forces collectives possédant des intérêts, aspirations, des revendications communes qu’ils construisent, dans ces cadres, leur opposition aux classes et aux forces dominantes, et que la clarification des lignes de démarcation peut s’opérer ». [1] Dans une tribune publiée début décembre, l’historienne Fanny Gallot revient sur différentes expériences d’auto-organisation, telles que les comités de grève pendant mai 68, les coordinations dans les années 1980, ou plus récemment les Assemblées générales interprofessionnelles. Pourtant, force est de constater que les expériences existantes d’auto-organisation ont été limitées et de courte durée. Pourquoi l’auto-organisation a autant de mal à se frayer un chemin au sein du mouvement ouvrier français ?

Des expériences importantes mais limitées

Les expériences d’auto-organisation dans les conflits du travail ne sont pas rares, mais elles restent minoritaires et le plus souvent éphémères, paradoxalement davantage présentes dans les moments les moins « iconiques » des grands mouvements sociaux hexagonaux, et plus fragmentaires dans les épisodes de 1936 ou 1968. On peut ainsi citer le cas des « délégués de chaîne » dans les usines Citroën et Talbot à Aulnay-sous-Bois et Poissy après les grèves du printemps 1982. Dans les semaines qui suivent le conflit, la CGT et la CFDT connaissent un afflux massif de nouveaux adhérents, dont une très large majorité d’ouvriers spécialisés immigrés. Vincent Gay estime que la CGT de Poissy enregistre 4 000 adhésions (sur 16 000 salariés) et que la CGT d’Aulnay enregistre 1 500 nouvelles adhésions (sur 6 300 salariés). La question se pose de comment accueillir ces milliers de nouveaux travailleurs à la CGT et à la CFDT. Une réponse pragmatique est la mise en place de délégués par secteur, élus parmi les salariés, qu’ils soient syndiqués ou non. Leur objectif était d’intervenir directement auprès de la hiérarchie au moindre problème. Très vite, ces délégués de chaîne deviennent un contre-pouvoir au sein de l’usine. Sans surprise, la direction voit dans ces délégués une « invention révolutionnaire diabolique ». La CGT elle-même a du mal à s’adapter à l’existence de ces délégués qui mettent à mal la discipline syndicale. L’expérience des délégués de chaîne a finalement eu la vie courte. Les restructurations et les licenciements collectifs dans le secteur automobile à partir de 1983 changent les enjeux des mobilisations, alors que les licenciements visent principalement les meneurs de la grève de 1982.

On peut citer aussi l’exemple de l’auto-organisation des cheminots pendant la grève de l’hiver 1986-1987, et qui constitue un des exemples d’auto-organisation les plus avancés de ces dernières décennies. La grève part des agents de conduite de la SNCF de Paris-Nord qui se réunissent en Assemblée générale et qui appellent à la grève reconductible. Ils demandent le retrait d’une grille de salaire « au mérite » et un projet de remise en cause du statut cheminot. Le mouvement se répand, des assemblées générales d’agents de conduite ont lieu partout dans le pays et des comités de grève réunissant des cheminots syndiqués et non syndiqués sont mis en place : 80 % des dépôts se mettent en grève. L’aspect le plus intéressant de cette grève est le fait qu’une coordination nationale des assemblées générales de cheminots se met en place. Celle-ci se donne pour but de partager des informations mais aussi et surtout décider des modes et du calendrier d’action. Les syndicats sont particulièrement méfiants à l’égard de cette coordination, au sein de laquelle l’extrême gauche est une force motrice. La CGT distribue des tracts appelant les grévistes à lui faire confiance et à ne pas participer aux coordinations. Vers la fin du conflit, lorsqu’une extension du mouvement vers d’autres secteurs du public semble possible, la CFDT appelle à reprendre le travail, allant à l’encontre de l’avis de la CFDT cheminots.

Il existe encore d’autres expériences, comme la coordination d’infirmières en 1988, étudié par Danièle Kergoat, François Imbert, Hélène Le Doaré et Danièle Senotier [2], ou plus récemment celui de la coordination SNCF-RATP pendant le mouvement de l’hiver 2019-2020 contre la réforme des retraites. Au cours de l’hiver 2019-2020, encore on a vu apparaître ou, du moins poindre ou se restructurer, un certain nombre d’organismes interprofessionnels, assemblées générales, Interpros de ville, de quartier ou d’arrondissement. Chacune de ces expériences montre que l’auto-organisation des travailleurs peut prendre différentes formes, mais surtout qu’elle est possible, qu’elle est efficace dans la lutte et qu’indépendamment de l’issue de telle ou telle lutte elle est la seule manière pour les grévistes de garder la main sur leur mouvement et avoir la garantie de ne pas s’en faire déposséder au profit des calculs des appareils syndicaux, intéressés, en dernière instance, à préserver, y compris lorsque cela n’est plus possible, leur rôle d’interface entre le monde du travail et le capital et ses représentants politiques. Que ce soient les délégués de chaîne de Talbot ou Citroën, ou les coordinations de cheminots ou d’infirmières, en devenant des véritables instances démocratiques de décision, ces organismes contestent le pouvoir patronal dans les lieux de travail et dépassent la division syndicale. Pourtant, ces exemples montrent aussi que ces expériences ont du mal à s’ancrer dans la durée et qu’elles se heurtent à la direction des appareils syndicaux. Tant dans le cas de Talbot et Citroën en 1982 que dans celui des cheminots en 1986-1987, les directions des syndicats ont freiné des quatre fers la dynamique d’auto-organisation quand ils n’ont pas ouvertement trahi le mouvement comme la CFDT lors de la grève des cheminots.

Un syndicalisme de représentativité

La faiblesse de cette tradition d’auto-organisation n’est pas propre au cas hexagonal. Elle plonge ses racines dans la structuration politique du mouvement ouvrier et sa domination par des directions réformistes, mais le cas français est particulier et tient, pour partie, à la structure même du syndicalisme national. Celui-ci est paradoxal : seulement 10 % des salariés sont syndiqués, mais en même temps 95 % des salariés sont couverts par la négociation collective. La France affiche à la fois un des taux de syndicalisation les plus faibles et un des taux de couverture les plus élevés d’Europe. Il s’agit en cela d’un syndicalisme dit « de représentativité ». Cela veut dire que peu de salariés sont syndiqués et que parmi ces derniers, ils sont très nombreux à exercer des mandats et à accumuler de l’expérience militante. Avant la mise en place du Comité social et économique (CSE) dans les entreprises, près d’un tiers des syndiqués occupait un mandat de représentant du personnel. Ceci crée une situation où peu de personnes concentrent les moyens de la représentation syndicale. À ceci s’ajoute le fait que le processus de délégation dans le syndicalisme crée un problème au moment où les travailleurs et travailleuses entrent en lutte. L’accumulation des moyens de la représentation des salariés entre les mains de quelques responsables syndicaux participe d’une forme de dépossession des salariés. La représentation crée une distance entre représentants et représentés et cette distance est d’autant plus grande que les moyens de la représentation (notamment les heures de délégation) sont rares.

La lutte pour la représentation du personnel dans les entreprises a été une lutte importante pour le mouvement ouvrier en France. Elle n’a été accordée que très tardivement, et on peut même dire qu’elle n’a jamais vraiment été acquise. Les lois Auroux de 1982, qui sanctionnent, à leur manière et de façon déformée, sous un gouvernement PS-PC, une vieille revendication soixante-huitarde sur laquelle le patronat n’avait jamais voulu avancer, parlent en effet de « citoyenneté » dans l’entreprise et créent un droit d’expression des salariés au travail. Pourtant, ce droit est limité par le pouvoir patronal et ce droit est surtout pensé comme un droit des salariés à voter pour l’organisation syndicale de leur choix et non pas comme un droit à s’organiser entre eux pour décider du futur de l’entreprise. Alors que le choix d’un représentant du personnel est un choix électoral – de plus, il s’agit d’un choix qui a lieu tous les quatre ans, lors des élections professionnelles – le choix d’un mandaté à un comité de grève ou à une coordination est un choix politique. On ne choisit pas un mandaté seulement pour son étiquette syndicale, mais aussi pour ce qu’il propose pour le futur de la lutte. En cela, le mandatement de quelqu’un lors d’une Assemblée générale casse la distance créée par le processus de représentation. Ainsi, le choix des délégués de chaîne chez Talbot-Poissy ou Citroën-Aulnay, est le choix d’un collègue par les travailleurs de son secteur, c’est-à-dire que la distance créée par la délégation est brisée. La mise en place d’élections professionnelles tous les quatre ans depuis la loi de 2008 sur la représentativité des syndicats renforce la distance entre les représentants syndicaux et le reste des salariés. Alors que certains postes, comme celui de délégué du personnel, étaient renouvelés tous les ans, les postes sont aujourd’hui occupés pendant quatre ans, ce qui rend plus difficile l’apprentissage du militantisme et l’acquisition de compétences militantes par la base.

Par ailleurs, ce faible taux de syndicalisation explique logiquement qu’en temps de lutte, les syndicats ne suffisent pas à organiser et à entraîner l’ensemble de la classe, pourtant nécessaires pour construire un rapport de force conséquent. Comme le notait Léon Trotsky dans son Programme de transition « La majorité la plus opprimée de la classe ouvrière n’est entraînée dans la lutte qu’épisodiquement, dans les périodes d’essor exceptionnel du mouvement ouvrier. A ces moments-là, il est nécessaire de créer des organisations ad hoc, qui embrassent toute la masse en lutte. » [3] D’où la nécessité d’appeler à la formation d’assemblées générales, de comités de grève, de coordinations, pour organiser l’ensemble des masses en lutte, en dépassant les clivages d’étiquettes syndicales et en s’adressant à l’ensemble des travailleurs prêts à se mobiliser.

Domestication et cooptation des méthodes de lutte

Une autre raison qui explique la faiblesse de l’auto-organisation au sein du mouvement ouvrier français est d’ordre politique. Au fur et à mesure de leur institutionnalisation, les confédérations syndicales ont privilégié certains modes d’action plus respectueux de l’ordre patronal et de la légalité bourgeoise aux dépens de méthodes plus radicales, comme l’occupation des lieux de travail, la grève reconductible, la tenue de piquets, etc. Même la grève, principal instrument de lutte des travailleurs, s’est vue de plus en plus transformée en simple levier de négociation ou de pression, ajournant son caractère subversif. Dans son histoire de la grève en France, l’historien Stéphane Sirot montre que la grève « sauvage », violente et éruptive du mouvement ouvrier naissant à la Belle Époque a laissé place à une grève disciplinée, faisant partie des faits habituels des relations sociales en entreprise [4] et simple complément à la négociation collective. Des actions telles que la destruction de biens ou l’occupation des lieux de travail sont devenus marginaux dans les conflits du travail aujourd’hui. Les travaux existant estiment qu’ils n’ont lieu que dans moins de 1 % des conflits…

Cette « domestication » de l’action syndicale est la conséquence d’un long processus d’intégration des organisations syndicales à l’appareil d’Etat, processus qui est allé en s’approfondissant tout au long du XXe siècle. Stéphane Sirot évoque un « recentrage du syndicalisme depuis quarante ans. La CFDT s’est placée depuis 1977 sur les rails de la négociation collective avec Edmond Maire, mais à partir des années 1990 la direction de la CGT a elle aussi commencé à prendre des distances avec les pratiques de luttes pour leur préférer le "dialogue social" avec les "partenaires" du patronat et de l’État ». Le primat est donné à la recherche du « dialogue social », y compris chez les syndicats dits contestataires à l’image de la CGT, véhiculant l’illusion d’une « communauté d’intérêts entre patronat et salariés dans le cadre de négociations décentralisées où chacun cède quelque chose à l’autre (le "donnant-donnant") ». Une pratique « contraire à la tradition française construite autour de la lutte des classes », et qui s’est révélée totalement impuissante pour stopper les attaques néolibérales de ces dernières décennies. Dans leur Sociologie politique du syndicalisme, Sophie Béroud, Baptiste Giraud et Karel Yon analysent les enjeux et les transformations de l’action syndicale de ces dernières décennies : « Confrontés à l’affaiblissement militant de leur organisation, la préférence donnée à l’organisation de journées d’action espacées, sous la forme de manifestations plutôt que de grèves, est ainsi pensée comme le moyen d’élargir la mobilisation – et donc d’en renforcer la légitimité – en privilégiant des formes de mobilisation moins couteuses ou risquées pour les salariés. Cependant, la volonté des dirigeants de la CGT d’éviter les stratégies de radicalisation de la mobilisation et de blocage de l’économie vise également à contenir la mobilisation dans des formes d’action jugées moins politiques et plus compatibles avec leur aspiration à retrouver une position centrale dans le jeu de la négociation collective. » [5]

Or, comme le rappelle Trotsky, les grèves avec occupation de lieu de travail permettent non seulement de poser la question de qui est le maître (le capital ou les ouvriers), mais également de savoir qui décide et dirige la grève. De fait, le déplacement du centre de gravité de la lutte du terrain de la lutte des classes (et de ses méthodes offensives comme la grève reconductible, les occupations, les piquets) à celui de la négociation dans les salons (et des grèves démonstratives, envisagées simplement comme moyen de peser sur les négociations) rend considérablement plus difficile de faire émerger des cadres d’organisation massive et démocratique à la base. C’est, par exemple, ce à quoi se sont heurtés les cheminots au moment de la bataille du rail en 2018 avec la stratégie de la grève perlée imposée par la direction de la CGT Cheminots. La grève perlée rendait en effet très difficile la perspective de faire émerger des assemblées générales massives dans les gares, alors que le calendrier et les modalités de la grève semblaient tranchés par avance. Comme le soulignaient à l’époque Laura Varlet et Anasse Kazib, cheminots au Bourget , « la grève reconductible c’est la meilleure manière pour que les travailleurs prennent les décisions concernant leur mouvement. Car c’est en votant la grève au jour le jour, en discutant des actions à mener et en réfléchissant collectivement à l’organisation de notre lutte, que venir en AG reprend tout son sens ! ». C’est d’ailleurs les travailleurs de la base de la RATP qui, au cours de la dernière séquence, ont imposé la perspective d’une grève reconductible et qui l’ont remis au cœur des méthodes d’actions comme nous l’avons discuté ailleurs, y compris, initialement, contre la volonté des directions syndicales. Sans tirer de bilans profonds de ce glissement stratégique les syndicats « contestataires », y compris la CGT, sont condamnés à rester orphelins d’un programme et d’une stratégie capables de faire gagner l’ensemble des travailleurs, et cela quand bien même les centrales adoptent une posture plus radicale comme c’est le cas actuellement.

L’auto-organisation : une bataille stratégique

Et c’est pourquoi on ne peut comprendre la faiblesse de l’auto-organisation dans les conflits du travail sans prendre en compte le rôle joué par la bureaucratie syndicale. Comme l’affirme Trotsky, toujours dans son Programme de transition, « les bureaucrates des syndicats s’opposeront, en règle générale, à la création de comités d’usine, de même qu’ils s’opposeront à tout pas hardi dans la voie de la mobilisation des masses. Il sera, cependant, d’autant plus facile de briser leur opposition que le mouvement aura plus d’ampleur. Là où les ouvriers de l’entreprise, dans les périodes "calmes", appartiennent déjà tous aux syndicats, le comité coïncidera formellement avec l’organe du syndicat, mais il en renouvellera la composition et en élargira les fonctions. Cependant, la principale signification des comités est de devenir des états-majors de combat pour les couches ouvrières que le syndicat n’est, en général, pas capable d’atteindre. C’est d’ailleurs précisément de ces couches les plus exploitées que sortiront les détachements les plus dévoués à la révolution. » Que le personnel à la tête des organisations syndicales soit aujourd’hui totalement intégré à l’appareil d’Etat ne fait plus de doute quand on songe aux gages de « responsabilité » donnés par les directions syndicales aux gouvernements, ou, plus explicites encore, aux « transferts » qui existent entre les deux mondes, à l’image de Stéphane Lardy, ex-cadre de FO devenu directeur adjoint du cabinet de la ministre du Travail Muriel Pénicaud ou aux recyclages et pantouflages divers et variés qui sont monnaie courante après une carrière syndicale, de Nicole Notat (membre de la HALE puis présidente du Siècle, après le patron Denis Kessler) à Thierry Lepaon, nommé par Macron inspecteur général de la jeunesse et des sports de première classe. Si les bureaucraties syndicales agissent comme un frein à l’auto-organisation, c’est bien qu’elles n’ont pas intérêt à ce que la lutte des classes déborde le cadre fixé par l’Etat bourgeois et qu’elles entendent garder la direction de la lutte. En échange de cette collaboration, les directions des syndicats obtiennent des avantages relatifs, des « miettes », qui sont tous les postes et financements avec lesquels l’État entretien la bureaucratie syndicale.

C’est ce « pacte » qui a été endommagé depuis la crise de 2008 et, plus encore, lors de la première moitié du quinquennat d’Emmanuel Macron. Comme l’écrit Juan Chingo : « Le macronisme exacerbe les tendances qui se sont manifestées sous les gouvernements Sarkozy et Hollande : il radicalise le programme néolibéral pour dépasser les compromis même minimes qui avaient pu être établis entre travail et capital en contrepartie de l’avancement de ce même projet. (…) Cela ne laisse guère de marge de manœuvre ni d’autre choix que la "résignation ou la révolution". ». Concrètement, la politique antisyndicale de Macron et sa volonté de passer par-dessus les « corps intermédiaires » affaiblit la capacité des directions syndicales d’encadrer la contestation sociale. C’est cette situation qui a été révélée par l’irruption du mouvement des Gilets jaunes, forçant l’exécutif à adopter une posture plus « ouverte » pour « l’Acte II » du quinquennat. Mais même dans ce cadre, les « concessions » qui sont faites, comme le faux-recul sur l’âge pivot et la mise en place de la Conférence de financement à l’initiative de la CFDT, apparaissent bien ridicules et sont loin de suffire pour la base des secteurs mobilisés qui reste déterminée, plus de 50 jours après le début de la grève, à obtenir le retrait du projet. Il n’en reste pas moins que les directions syndicales demeurent, dans leur majorité et y compris aux échelons intermédiaires, vent debout contre l’idée même d’auto-organisation. Bien loin de la volonté apparente de « laisser aux AG le choix de reconduire ou pas », ce qui n’est qu’une façon de faire peser sur les travailleurs et les travailleuses la responsabilité de l’issue d’un conflit (et de nier les responsabilités des directions du mouvement) alors même que les directions maintiennent tous les canaux de dialogue avec le gouvernement. Un moyen, ce faisant, de tuer dans l’œuf toute tentative de débordement.

La concentration des moyens de la représentation dans quelques mains, l’institutionnalisation du syndicalisme, l’« oubli » des méthodes radicales, le contrôle des luttes par la bureaucratie syndicale, tout ceci crée une situation pour le moins paradoxale dans les organisations syndicales. Mais celles-ci n’en restent pas moins des outils indispensables pour la lutte collective, notamment si elles sont au service d’une stratégie pour gagner et reprises des mains de celles et ceux qui veulent en faire ou en ont fait des outils de simple pression ou des rouages du dialogue social. Autrement dit, l’intégration des organisations ouvrières à l’appareil d’Etat ne doit pas donner lieu chez les militant.e.s les plus conscient.e.s à un abandon de ces organisations, mais bien plutôt à une bataille pour leur indépendance vis-à-vis de l’Etat et de leurs propres bureaucraties. Comme l’affirme Stéphane Sirot, l’histoire longue des syndicat se caractérise par un « mouvement de balancier l’écartelant en permanence entre, d’un côté, sa fonction d’opposition et de protestation, et de l’autre, la tentation légaliste vers laquelle le porte son institutionnalisation », autrement dit ces organisations sont le lieu d’une lutte décisive entre les directions, intégrées à l’appareil bourgeois, et la base.

Rendre « la grève aux grévistes » devient alors un combat stratégique, pour que les salariés soient les sujets de leurs propres luttes, qu’ils puissent décider de quelles revendications et de quelles méthodes se doter en vue d’obtenir la victoire. Dans ce contexte la forte détermination à la base est un réel point d’appui, comme on l’a vu tout au long de la bataille des retraites. Et c’est pourquoi la Coordination RATP-SNCF représente une expérience si précieuse de la bataille contre la réforme des retraites et que, comme l’affirme Daniela Cobet, « l’émergence de cette couche de grévistes conscients, de véritables leaders émanant de la base, sera dans tous les cas un acquis pour la suite de la bataille contre la réforme des retraites et plus en général de la lutte de classes en France ».

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NOTES DE BAS DE PAGE

[2Danièle Kergoat, François Imbert, Hélène Le Doaré et Danièle Senotier, Les infirmières et leur coordination, 1988-1989, Paris, Editions Lamarre, 1992.

[3Léon Trotsky, Le Programme de transition, 1938, disponible à cette adresse :https://www.marxists.org/francais/trotsky/livres/trans/tran.htm

[4Stéphane Sirot, La grève en France : une histoire sociale, XIXe – XXe siècles, Éditions Odile Jacob, 2002.

[5Sophie Béroud, Baptiste Giraud et Karel Yon, Sociologie politique du syndicalisme, Armand Colin, 2018.
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