« Même les morts ne seront pas tranquilles »

La commémoration, opium du peuple

Christa Wolfe

Photo : Cimetière allemand de Neuville-Saint-Vaast / Wikipédia

La commémoration, opium du peuple

Christa Wolfe

Ce qui se cache derrière ces injonctions à célébrer le 11 novembre et à honorer « les morts pour la France ».

En 1918, les puissances européennes qui s’étaient engagées dans le premier grand conflit mondial, signent la paix. Le 11 novembre voit la reddition de l’Allemagne et la victoire franco-britannique. L’Europe sort radicalement bouleversée du conflit, pour plusieurs raisons : d’abord, en 1917 a eu lieu la Révolution bolchévique en Russie, qui l’a fait sortir de ses alliances avant la fin de la guerre, ensuite, les Empires d’Europe centrale se sont disloqués et de nouvelles nations se constituent sur la base des traités de paix.

En France, la guerre a éprouvé les soldats aussi bien que « l’arrière » qui a dû fournir l’effort de guerre dans les usines et les campagnes, avec le travail des femmes, notamment. La guerre de 14-18 a donc été une réalité quotidienne pour toute la population. Et lorsque les soldats reviennent, fatigués et parfois mutilés, ou lorsqu’ils ne reviennent pas, la guerre continue de hanter les mémoires et les consciences. Les commémorations du 11 novembre viennent donc apporter une réponse politique à cette présence de la guerre : il s’agit de mettre en place un dispositif qui assure la reconnaissance pour les efforts fournis et pour les conséquences parfois dramatiques sur les familles endeuillées. Comme si l’État remerciait les soldats et les populations de leur participation. Les commémorations inventent ce qu’on appelle couramment aujourd’hui le « devoir de mémoire », mais elles construisent aussi une mémoire officielle de la guerre, à laquelle on pourrait opposer une autre mémoire, partisane et engagée.

Une victoire ou une fuite en avant ?

En 1918, lorsque l’Allemagne capitule, elle connait une forte agitation politique depuis le début de l’année. Des mutineries et la constitution de conseils ouvriers, sur le modèle de la Révolution russe, font s’effondrer l’empire, qui est remplacé en novembre par la République. La paix se conclut dans ce contexte d’instabilité politique majeure, alors que les partis de gauche ne s’accordent pas sur les débouchés politiques de cette Révolution : le SPD envisage la République bourgeoise comme le terme de la Révolution, quand les communistes de la ligue Spartakiste n’y voient qu’une étape de la révolution prolétarienne.

La paix a donc été nécessaire pour que l’Allemagne puisse s’occuper de cette agitation politique de grande ampleur : préparée par l’empereur, elle est signée par le SPD. C’est donc dans un contexte de révolution et de contre-révolution qu’est signé l’armistice. Le grand exemple de la Révolution de 1917 est présent dans tous les esprits et fait craindre aux gouvernements européens des effets de contagion révolutionnaire : l’Allemagne en témoigne, la guerre a usé les consciences et révélé la barbarie des bourgeoisies européennes.

En 1920, on instaure en France une commémoration pour le 11 novembre de chaque année, comme c’était le cas pour la guerre de 1870. Coïncidence étrange : ces deux conflits ont été l’occasion d’une révolte populaire, la Commune en 187 1 , et les Révolutions socialistes en 14-18. Deuxième coïncidence, tout aussi remarquable : la guerre de 18 70 a vu naître la IIIème République en France, et la guerre de 14-18 a été l’occasion de consolider « l’esprit républicain ». Les commémorations apparaissent donc comme l’instrument de constitution d’une conscience républicaine, qui s’articule autour des notions de dette, de culpabilité et de revanche. Commémorer avec la République, c’est donc célébrer les « morts pour la France » au carrefour du nationalisme républicain et de la fabrication d’un peuple uni autour de ses institutions. Or, on voit bien que cette célébration comporte une part de cécité volontaire : il s’agit aussi de réunir le « peuple » malgré les mutineries de 19 17 et les exécutions des soldats qui refusaient de monter au front. Il s’agit de rendre hommage aux poilus, dans un moment de choc collectif, afin de s’assurer que tout revienne dans l’ordre à la sortie du conflit : la commémoration vient prendre la place, de manière éloquente, des discours et des témoignages qui auraient pu raconter une autre guerre 14-18, du point de vue des soldats et du peuple.

Il s’agit donc à la fois de commémorer et de faire oublier : de s’approprier le monopole du récit de la guerre et de l’hommage rendu. Il n’y a pas d’arme plus efficace pour éviter que les prolétaires prennent la parole sur leur propre expérience que de parler en leur nom et, surtout, à leur place. Le discours officiel a colonisé l’espace public et rendu inaudible les contradicteurs : les commémorations sont une pièce dans cette stratégie-là.

« Leur guerre, nos morts »

Après l’union nationale de 1914, il faut donc rejouer l’unité en 1918, en dépit de ce que la guerre elle-même a révélé : que le petit peuple s’est trouvé en première ligne dans le conflit, alors que les gradés, qui décident du sort des autres, s’en sont sortis sans trop de séquelle. Autrement dit, que les différences de classe sont aussi des différences de sort dans le tourbillon de la barbarie guerrière.

Et la population est ainsi invitée à faire corps avec son armée comme avec l’impérialisme français : lorsque le discours officiel raconte que l’on « meurt pour la France », il faut entendre que l’on meurt pour les intérêts de la bourgeoisie française. Le fameux « leur guerre, nos morts » correspond bien à l’ensemble des conflits dans lesquels la population a été sommée de s’engager. Et c’est justement ce discours là que la commémoration veut faire taire.

Car le pouvoir s’exerce par la loi et par la police, par la contrainte et par la répression. Mais aussi par les mentalités et par l’idéologie, par l’exaltation, par exemple, de valeurs communes (la « France » , la « République », la « Nation » ) ou d’une histoire collective : la IIIème République, avec l’école primaire construite par les lois Ferry, a été l’occasion de cimenter les mentalités autour de références historiques communes et des institutions de la République – « l’esprit républicain ».

Mais comment éviter que l’on confonde la République et la guerre, puisque c’est la République qui s’est engagée dans le conflit ? Comment distinguer les guerres du passé, àl’époque de la monarchie, et ces conflits de l’époque moderne, qui mobilisent l’armée des citoyens – c’est-à-dire tout le monde ou presque ? Par l’hommage, justement. Si la loi contraint, si la police empêche, l’hommage courbe, pourrait-on dire : puisque les dommages de la guerre font l’objet d’une reconnaissance de la part des dominants, la domination elle-même n’en devient-elle pas plus supportable ? Le même esprit existe à l’époque dans les usines, il s’agit du paternalisme patronal.

Aussi, les commémorations sont de véritables mises en scène, répétées partout en France le même jour : scénographie qui permet d’assoir un pouvoir idéologique qui est à la fois un pouvoir de reconnaître (c’est-à-dire d’autoriser le témoignage de la souffrance) et de raconter le passé. On sait que l’histoire est le lieu où s’affrontent des intérêts adverses, mais le XXème siècle nous a appris que le récit de l’histoire est aussi un lieu de conflit. Le devoir de mémoire national est destiné à écraser, ici, les mémoires concurrentes – comme c’est le cas dans tous les conflits.

La mémoire des luttes

Si l’histoire est faite d’affrontements et de luttes entre des intérêts adverses, alors le récit de l’histoire apparaît toujours dans le cadre de la victoire d’un camp sur l’autre. Ainsi, on peut se demander : qui se souvient ? Qui raconte l’histoire ? Dans l’acte commémoratif, ce récit de l’histoire s’affirme comme un parti-pris politique, puisque le pouvoir politique raconte et célèbre les faits dont il a été le maître d’oeuvre. Se réapproprier la mémoire et le récit l’histoire devient alors un enjeu politique.

Walter Benjamin témoigne de cet effet du récit sur le passé, puisque raconter l’histoire se fait depuis la victoire d’un camp et que le point de vue de ceux qui racontent est toujours un point de vue social, qui émerge depuis le sol des luttes d’intérêt. Remporter la victoire dans la lutte sociale permet toujours de faire le récit même de cette lutte, ce qui implique une certaine pondération des faits – ceux qui comptent dans la victoire, ceux qui ne comptent pas – et une certaine manière de les interpréter.

Ainsi, lorsqu’au lendemain de la guerre, le gouvernement décide d’instaurer une commémoration officielle le 11 novembre, c’est évidemment dans le but de glorifier la nation française et construire autour du sacrifice des « morts pour la France » une mythologie du conflit victorieux de la République. Pendant l’épisode de 14-18, la République française a pu condamner les propos « défaitistes », le pacifiste Jaurès a été assassiné juste avant l’entrée en guerre, des soldats pris dans les tranchées se sont mutinés : manière de rappeler que la guerre ne faisait pas l’unanimité ni sur le plan politique ni sur le plan concret des champs de bataille. La commémoration vient gommer tout ça, pour produire un unanimisme fictif, mythologique.

Or, à cette mémoire officielle, qui vise la glorification de la nation et de la République, on peut opposer une autre mémoire, et célébrer non pas les soldats morts dans les tranchées, mais, ironiquement par exemple, la facilité avec laquelle la bourgeoisie européenne s’est empressée de sacrifier à ses intérêts toute une partie de notre classe. Assumer ainsi les divergences de point de vue qui sont socialement construites, opposer notre récit au récit officiel, et témoigner des luttes qui continuent y compris lorsque le camp bourgeois remporte une victoire. Les mutinés de 17, les femmes dans les usines, la boucherie des champs de bataille : tous ces éléments relèvent d’une autre mémoire du conflit, qui a été écrasée et niée par la mémoire officielle dont la commémoration du 11 novembre est le symbole.

Parmi les oubliés, on peut aussi compter les troupes coloniales, dont l’armée française a fait usage et qui ont dû attendre Chirac et le film Indigènes pour voir les pensions des combattants africains alignées sur celles des anciens combattants français – quand ça ne coûte plus rien, en quelque sorte. Ultime désinvolture de l’ancienne puissance coloniale, après tout, quand on sait que l’image Banania avait été conçue après la guerre pour « honorer » les soldats des colonies...

Aussi, il faut refaire de l’histoire un champ de bataille. Comme le dit Benjamin, certaines victoires sont si terribles qu’elles peuvent mettre en danger le passé lui-même : « Si nous perdons cette guerre, même les morts ne seront pas tranquilles ». Le récit de l’histoire implique toujours une position dans l’histoire elle-même, une position du présent qui considère la manière dont il s’est constitué comme présent. Autrement dit, si l’on ne veut pas laisser le présent à la classe dominante, il faut aussi se ressaisir du passé et du récit de l’histoire.

On aurait tort de faire d’une telle réappropriation de l’histoire un simple enjeu idéologique : il s’agit de faire vivre les luttes du passé et d’en tirer les leçons pour comprendre la réalité sociale contemporaine et les luttes actuelles. L’histoire de la guerre de 14-18 comme l’histoire contemporaine le montrent : dans le récit de l’histoire se constituent des représentations qui informent non seulement les manières de comprendre le monde mais plus encore la prise de conscience des marges laissées aux luttes dans l’horizon de l’émancipation. Refuser ainsi la glaciation du passé et son récit monolithique conduit à redonner aux événements historiques les tourments où ils sont pris, l’incertitude dans laquelle ils ont eu lieu, la part de cécité qu’ils supposent. Il s’agit donc, y compris dans l’histoire des défaites, d’affirmer qu’il reste du « jeu » dans les luttes politiques et dans l’activité qui fait l’histoire.

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