[Spectres de 1995]

L’avenir s’invente aujourd’hui

Daniel Bensaïd

L’avenir s’invente aujourd’hui

Daniel Bensaïd

Dans cet article de décembre 1995, le philosophe et militant révolutionnaire Daniel Bensaïd revient sur la lutte contre le Plan Juppé. Les parallèles avec la grève de l’hiver 2019-2020 sont nombreux. Le mouvement de 1995 ouvre l’univers des possibles sur fond de crise de la représentation politique. Les manifestant.e.s demandent plus que le retrait de la contre-reforme gouvernementale : sans spécifier ses contours, ils et elles veulent une autre société.

Un mouvement gréviste tenace, des manifestations monstres, un large soutien dans l’opinion : c’est plus qu’une grève, c’est un véritable soulèvement de la France qui travaille et produit, qui soigne et instruit, dont les politologues pressés annonçaient la dissolution dans la masse grise d’un individualisme sans rivage. Les pendules sont remises à l’heure. La lutte des classes continue et l’action collective n’a pas disparu.

Lorsque le voile de la routine est soudain déchiré, lorsqu’est brisé le carcan du travail qui empêche de penser, lorsqu’est conjuré le sortilège de la marchandise, on apprend et on comprend plus vite en quelques semaines que pendant de longues années de résignation. On se parle, on s’entraide, on découvre en autrui un autre soi-même. On entrevoit la possibilité d’une autre vie. Ce goût de libération ne s’oublie pas facilement.

L’irruption populaire a commencé sur fond d’exaspération, d’avoir trop subi en attendant des lendemains promis, aussi inaccessibles que la ligne d’horizon. On avait voulu croire en un progrès automatique et irréversible et l’on découvre, pour la première fois depuis un demi-siècle, que la nouvelle génération vivra probablement plus mal que les précédentes. Le refus de cet avenir qui n’en est plus un est parfaitement légitime, il est vite apparu que les grévistes se battaient pour tous, que leurs aspirations mettaient à l’ordre du jour un choix fondamental de société, que leur combat ressuscitait l’espérance.

Les clichés sur « la faillite des élites » rendent mal compte du divorce entre un microcosme politico-médiatique pourri de ses propres mythes et une société lacérée par le culte inhumain de la concurrence. À droite, les groupes dirigeants n’ont cessé d’osciller entre la tentation libérale et celle du repli sur une « grandeur française » révolue ; pour que la France continue à « tenir son rang », ils ont misé sur le nucléaire et l’industrie d’armement. À gauche, les gouvernements successifs se sont rapidement décolorés pour sombrer dans le culte du franc fort ; les dirigeants socialistes savent pertinemment que, après douze ans d’exercice du pouvoir de leur part, le « retard des réformes » est le prix de ce libéralisme tempéré.

Ce qu’on appelle crise de représentation ou crise du politique traduit un désarroi démocratique. On n’a plus aucune confiance dans des présidents et des gouvernements qui font le contraire de ce qu’ils avaient annoncé. On ne sait plus très bien qui est responsable de quoi et où se trouvent les centres réels de décision éclatés entre le niveau national, la Commission de Bruxelles (et demain, peut-être, la Banque européenne), les prérogatives déléguées à certaines institutions internationales comme l’Organisation mondiale du commerce. Si la puissance impersonnelle des « mystérieux marchés financiers » s’impose comme une fatalité, il ne faut pas s’étonner du discrédit du politique, de la « crise de représentation », de la perte de substance démocratique.

Face à cette panne sèche du politique, il est logique que le mouvement social se prenne directement en charge. Le contraste entre sa puissance et l’absence d’alternative politique est flagrant. Paradoxalement, cette absence a épargné les calculs électoraux et les arrière-pensées politiciennes qui ont si souvent inhibé les luttes.

On a accusé ce mouvement de tuer dans l’œuf « la réforme », comme si Alain Juppé en détenait seul le secret. Pensée unique, hier Europe unique de Maastricht et maintenant « réforme » unique. Cette « Réforme » majuscule est en réalité une contre-réforme destructive de droits et de liens sociaux.
Initialement inflexible, « droit dans ses bottes », Juppé a dû plier l’échine et se déchausser. Il y a deux mois, le gouvernement mégotait sur les six millions de crédits dus à l’université de Rouen ; Bayrou a été contraint de concéder une promesse de deux milliards pour tenter de détacher le mouvement étudiant de celui des salariés. La question des retraites occupait une place importante dans la « cohérence » proclamée du plan Juppé ; elle a été dissociée et mise en réserve. Le contrat de plan de la SNCF a été « gelé » avec engagement de maintenir les régimes spéciaux des cheminots. Certes, tout cela peut n’être que partie remise pour peu que les salariés baissent la garde.

Reste le noyau dur du plan. L’obstination du Premier ministre à ce sujet est significative. La transformation et la fiscalisation progressive de la Sécurité sociale constituent la première pièce d’une politique « cohérente ». Cette cohérence proclamée doit être prise au sérieux. Elle exprime le choix d’une logique libérale et concurrentielle : recours croissant aux assurances privées, privatisation et rentabilisation marchande des services publics, pression fiscale accrue sur les revenus du travail. Au lendemain de son élection, Jacques Chirac avait recommandé à ses ministres de se poser, avant toute nouvelle mesure, la question : « Est-ce bon pour l’emploi ? » La politique gouvernementale va en sens inverse. Dans un contexte de récession imminente, elle mène à un grand cimetière de l’emploi.

Loin de bloquer la société sur des archaïsmes ou de « poignarder au cœur le service public de l’État », la rébellion populaire est au contraire porteuse d’avenir et d’une dynamique de réformes inscrites dans la perspective d’une société fondée, non sur la compétition de tous contre tous, mais sur un droit à l’existence (à l’emploi, au logement, à la santé) qui passerait avant le droit de la propriété et de la finance.

Ce sont bien deux droits qui s’affrontent. Les grévistes et leurs syndicats sont porteurs de propositions et de solutions : pour une politique de transport et d’aménagement du territoire, pour une participation des Télécoms à la révolution des communications qui n’oblige en rien à privatiser une entreprise publique rentable, pour une redéfinition de la santé publique. Les premiers « experts » sont ceux et celles qui connaissent les possibilités et les ressources de l’outil ou du service qu’ils pratiquent quotidiennement.
L’enjeu décisif est bien là, entre la contre-réforme libérale et un autre choix de société, indissociablement national et européen. La priorité aux besoins du plus grand nombre contre la concurrence débridée conduit en effet à remettre en cause la construction européenne telle qu’elle se fait, de l’acte unique à la monnaie unique. D’où les marges étroites de Juppé comme de Jospin. Le gouvernement s’obstine à sacrifier l’emploi et la consommation populaire, dans la continuité des gouvernements Rocard, Bérégovoy, Balladur. Quant à Jospin, s’il est aussi discret et invisible, c’est bien parce qu’il demeure prisonnier d’un traité, dont le Parti socialiste fut avec les libéraux le principal artisan.

Certes, la question des déficits se pose (y compris aux États-Unis et au Japon), avec ou sans Maastricht. Mais la course effrénée aux critères de convergences et au calendrier monétaire impose les pires solutions. La monnaie n’est pas un fétiche automate, mais l’expression de rapports sociaux et de la productivité du travail. Construire l’Europe par le biais de la contrainte monétaire, c’est la construire à l’envers. Le recours à l’impératif catégorique financier pour discipliner les économies nationales fait en réalité régresser le projet européen. L’Europe monétaire tend ainsi à se réduire au club restreint de cinq ou six partenaires rassemblés autour du mark. Cette Europe peau de chagrin mérite-t-elle encore le nom d’Europe ?

Remettre la construction européenne à l’endroit, c’est commencer par les fondations. D’une part, par la création d’un espace de convergence sociale européen (un rapprochement progressif des niveaux de salaire, des acquis et des droits sociaux, une réduction coordonnée du temps de travail génératrice d’emploi, la mise en chantier de grands chantiers de services publics de transports, de télécommunications, d’énergie à l’échelle européen). D’autre part, la définition d’une Europe politique fondée sur des subsidiarités démocratiquement consenties.

Le choix ne se pose pas seulement, en effet, entre une Europe libérale, qui va dans le mur, et un repli national-populiste en forme d’impasse. Une autre Europe, démocratique et sociale, pourrait obtenir la légitimité populaire qui fait de plus en plus défaut à la politique de Maastricht.

Les grévistes et les manifestants ont démontré que la lutte peut faire reculer le pouvoir et infliger un coup d’arrêt à l’offensive libérale. L’événement crée une situation nouvelle où se nouent l’ancien (la tradition et la mémoire retrouvées) et le nouveau d’un mouvement qui déchire la ligne d’horizon et invente son propre avenir. La mobilisation de décembre marque un début de renaissance d’une culture populaire en même temps que l’ébauche d’une alternative à la dictature des marchés financiers et au règne d’une compétition inhumaine.

Les spéculations vont déjà bon train sur le sens historique d’une grève qui serait la dernière d’une époque. Pourquoi pas aussi la première du siècle qui vient ?

Le Monde, 30 décembre 1995

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