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Plus de 40 000 morts

Interview. Séisme en Turquie : « la population s’est organisée elle-même face à la faillite de l’Etat »

Alors que le nombre de victimes du tremblement de terre en Turquie a dépassé les 40 000 morts, Atilla Ekim, correspondant de Révolution Permanente en Turquie, qui a pu constater de ses propres yeux l’ampleur des dégâts et discuter avec la population, nous explique la situation.

Wolfgang Mandelbaum


et Atilla Ekim

16 février 2023

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Crédits photo : PETROS GIANNAKOURIS / AP

Le tremblement de terre a eu lieu il y a 10 jours. Quelle est l’évolution générale de la situation sur le terrain ?

On est en train d’entrer dans la phase de fin des recherches. Il y a encore quelques miracles, comme on les appelle ici, des personnes qui sont sauvées des décombres plus d’une semaine après le séisme, mais globalement la plupart des ruines ont été fouillées  : soit on a extrait tous les survivants des décombres, soit on considère qu’il n’y a plus de personnes vivantes parce que les chiens de secours, les caméras thermiques, les différentes méthodes pour détecter des traces de vie ne sont pas concluantes  ; dans ce cas-là, les équipes passent à un autre chantier. Au bout d’un moment, tu as fait le tour des chantiers d’une ville et on est à peu près sûrs qu’il n’y a plus de rescapés. L’étape suivante, c’est de détruire les ruines intégralement et d’extraire les cadavres  ; on n’y est pas encore, mais c’est une étape qui est nécessaire après un tremblement de terre pour des raisons sanitaires.

La situation est terrible. Le séisme a frappé en même temps une dizaine de provinces turques, une dizaine de villes de taille moyenne, mais aussi des zones rurales. Ce sont principalement les villes, les bourgades qui sont les plus touchées. Les villages, surtout dans les hauteurs, sont un peu moins affectés. Trois villes en particulier ont été extrêmement frappées. Tout d’abord la ville de Kahramanmaraş qui est proche de l’épicentre du séisme et de celui de sa plus grosse réplique. C’est également la ville d’Adıyaman, qui est un peu plus à l’est, mais surtout la ville d’Antakya (Antioche), qui est relativement éloignée de l’épicentre, mais qui a pourtant subi le plus de dégâts. On parle d’une ville de plusieurs centaines de milliers d’habitants, 200 000 selon un comptage d’il y a 10 ans, mais depuis énormément de réfugiés syriens s’y sont installés, donc on peut estimer que la population est bien supérieure à 200 000 personnes.

À Antakya, une bonne partie des bâtiments sont complètement détruits, ceux qui restent debout sont penchés, tordus, fragilisés, fissurés, en aucun cas l’on peut retourner y habiter  ; ils risquent de s’effondrer avec une nouvelle réplique. La situation dans les premiers jours était particulièrement horrible  ; il y avait tellement de personnes bloquées sous les décombres que les gens ne savaient pas où commencer à chercher. Les gens coincés sous les gravats appelaient les secouristes, les gens de l’extérieur leur répondaient, mais il y avait tellement de bâtiments détruits dans certains quartiers que les survivants ne suffisaient pas pour chercher toutes les ruines à la fois. Plus d’électricité, plus d’eau, peu de connexion à internet ou téléphonique dans les premiers jours, dans un climat très froid (autour de 0° à Antakya, des températures négatives à Kahramanmaraş ou Adıyaman), ont rendu la situation encore plus difficile pour les rescapés qui ont dû dormir dans des voitures, allumer des feux…

La ville était jonchée de cadavres dans les premiers jours, simplement recouverts d’une couverture ou enveloppés dans une housse mortuaire prévue à cet effet, tant qu’il en restait. Certains cadavres, qui n’ont pas pu être identifiés par des proches, soit parce qu’ils ne vivent pas dans le coin, soit parce que tous les membres de la famille sont eux-mêmes morts, ont été enterrés sans identification autre que de simples numéros, ou le lieu dans lequel ils ont été retrouvés.

Il faut ajouter à ça que suite à la coupure de l’eau et du fait que les bâtiments étaient inaccessibles, il n’y a pas de sanitaires et les rares toilettes accessibles sont très vite débordées. Il y a donc un problème d’hygiène conjugué à un manque chronique de médicaments. Il y a par ailleurs un fort risque épidémique qui n’a pas encore été déclaré, mais qui reste l’un des problèmes à craindre aujourd’hui.

Quelle est l’attitude générale des populations affectées vis-à-vis de la réponse du gouvernement  ? Et-ce que les Turcs estiment qu’assez a été fait en amont pour prévenir une catastrophe d’une telle ampleur ?

La population turque s’est très rapidement montrée extrêmement critique du gouvernement quant à l’organisation des secours. Les secours ont été déployés assez tardivement, la réaction a été assez lente, désorganisée, notamment à Antakya, où il a fallu attendre plusieurs heures avant d’avoir les premières ambulances, plus de 24h avant d’avoir le déploiement de soignants, de véhicules, d’équipe de recherche en nombre plus conséquent et même 48h avant d’avoir des équipes assez efficaces avec des engins de chantier. Tout a pris du temps, les gens ont été obligés de chercher eux-mêmes leurs proches, sans matériel adéquat, avec ce qu’ils avaient sous la main. Il y a des volontaires, des étudiants, des travailleurs, etc. qui sont arrivés sur place plus vite que les secours de l’État et qui, très vite, se sont retrouvés dans des conditions difficiles parce qu’ils n’avaient pas pris assez de nourriture ou d’eau.

Quand les ONG proches de l’État comme le Croissant rouge (l’équivalent de la Croix rouge) ou encore l’agence spécialisée dans les catastrophes naturelles et les tremblements de terre sont arrivées, elles se sont fait engueuler par la population qui demandait : « vous étiez où ? ». Les gens interpellaient les journalistes en disant : « où est l’État, où est Erdogan ? », en se plaignant de la vitesse de la réaction et du manque de préparation pour ce genre de situations.

Les critiques ont également fusé sur la question de la qualité des constructions : « Cet immeuble a été construit il y a peu de temps, cet immeuble était censé résister, cet immeuble a coûté très cher et pourtant… » Les promoteurs immobiliers qui n’ont pas respecté les normes antisismiques ont été très fortement critiqués.

Il y a certains quartiers informels, qui sont presque des bidonvilles (on appelle ça des Gecekondu à Antakya, des « construits-la-nuit », habitats précaires construits sans permis) qui ont en fait assez bien tenu, non pas parce que la qualité de la construction était bonne, mais parce que souvent, ils construisent un peu en dehors de la ville, sur des collines dans les hauteurs et apparemment le séisme a été moins fort là-bas. Mais d’autres quartiers très pauvres ont été très touchés.

L’opposition a tenté d’ouvrir une brèche en apportant elle-même de l’aide en s’appuyant sur ses bastions municipaux, en envoyant des vivres, des secours, des camions, des équipes techniques spécialisées et en affichant bien que c’était la mairie Istanbul, la mairie d’Izmir, etc. qui distribuait. On parle là d’une opposition loin d’être de gauche, mais considérée comme telle en France, le CHP, le Parti républicain du peuple, affilié à l’Internationale Socialiste  ; c’est un parti qui passe pour plus libéral qu’Erdogan mais qui, historiquement, est un parti avec des tendances très autoritaires.

La population s’est organisée en partie elle-même et s’est appuyée sur les mineurs de charbon, qui travaillent et qui vivent plutôt dans la région de la mer noire ou à l’ouest de la Turquie, et qui sont très efficaces, avec des techniques avancées pour trouver les gens bloqués, pour creuser des tunnels, pour pénétrer dans les ruines. Ils ont toujours été en première ligne, parfois même devant les sauveteurs de l’État et les sauveteurs internationaux. Pourtant, l’action des mineurs a été minorée par l’État et les médias, pour mettre en avant l’action des services de l’État.

Cet élan de solidarité est très organisé de la part de ce bastion de la classe ouvrière turque qui, lui-même, connaît régulièrement des accidents terribles, notamment l’accident de la mine de Soma qui avait été terrible et avait entraîné une crise politique. Ces mineurs sont appréciés, salués, reconnus. Personne ne les critique et ils n’ont pour le coup aucune critique à recevoir au vu de ce qu’ils ont fait. Certains disent que les villes minières sont aujourd’hui complètement vides, il n’y a plus personne dans les mines parce qu’ils sont tous partis dans les zones dévastées, bien sûr sans être rémunérés, en s’organisant comme ils peuvent de manière volontaire.

Et puis il y a eu un élan de solidarité énorme et général de toute la population turque. Chacun a donné un peu d’argent, récolté quelques vêtements, pour les envoyer vers les zones les plus touchées, ou en hébergeant des gens qui ont tout perdu. Il y a une solidarité un peu automatique qui a fait dire à beaucoup de Turcs, « mais en fait l’État sert à quoi  ? ».

Le gouvernement Erdogan a érigé des barrières à la couverture médiatique de la catastrophe. As-tu assisté ou subi des actes de censure ?

Twitter a été ralenti très fortement dans les régions touchées par le séisme dans les 48h qui ont suivi le séisme, pour empêcher les critiques (c’est récurrent en Turquie, par exemple pendant l’attentat de novembre dernier à Istanbul, l’accès à Twitter avait été bridé). Ça n’a pas été très long, tout simplement parce qu’il y avait des gens bloqués sous les décombres qui utilisaient Twitter pour communiquer leur adresse et parce qu’une partie de l’aide s’organisait sur Twitter. Sous la pression, ils ont dû lâcher du lest là-dessus.

L’état d’urgence a été déclaré dans toutes les zones touchées, avec un gros déploiement militaire. Pour être tout à fait honnête, ça n’a pas empêché la couverture médiatique  ; à part de rares moments de tension, il n’y a pas eu de tentatives des militaires d’empêcher les journalistes de couvrir les événements, parce qu’ils étaient tout simplement débordés. Quelques journalistes turcs ont néanmoins été interpellés suite à des critiques ou en ayant relayé des critiques.

Le gouvernement a réagi et essaye de prendre le contrôle de la situation en mobilisant l’ensemble des médias qui sont déjà proches du pouvoir et sous contrôle pour par exemple parler des miraculés extraits des décombres après des jours plutôt que des morts pour mettre en avant la manière dont l’État aurait soi-disant réagi avec promptitude et efficacité. L’État a préféré miser sur la communication au niveau des médias plutôt que sur la répression.

Est-ce que tu as eu des échos sur la situation en Syrie ou bien des Syriens réfugiés en Turquie ?

Je ne sais pas trop sur la situation en Syrie, mais il y a énormément de Syriens dans la province d’Antakya qui ont été très touchés par le séisme. En plus de ça, il y a beaucoup de racisme envers les Syriens au sein de la population, y compris de la part des travailleurs, et très vite il y a eu une sorte de phénomène de bouc émissaire, en les accusant de piller les zones en ruine. Il est vrai qu’il y a eu des pillages de magasins, de pharmacie, j’en ai vu moi-même, mais c’étaient des gens qui tout simplement avaient besoin de trouver de la nourriture, des médicaments, etc.

Il y a pourtant eu des campagnes de lynchage, où des individus, des policiers ou une partie de l’extrême-droite se sont affichés en posant en armes sur des photos sur les réseaux sociaux, en disant « on patrouille ». Des suspects ont été arrêtés sans aucun jugement et ont été tabassés, je ne saurais pas dire si certains sont morts, mais il y a des rumeurs selon lesquelles certains pilleurs ont été tués. J’ai vu certaines de ces vidéos de policiers qui tabassent et torturent des gens en disant : « Ah alors comme ça vous pillez dans les maisons pendant que les gens sont encore sous les décombres ». C’est une manière de se défouler pour les policiers comme d’une partie de la population, et de trouver un bouc-émissaire. Toutes les victimes ne sont pas syriennes, mais on accuse beaucoup les Syriens qui sont bloqués,

Les Syriens en Turquie qui veulent enterrer les corps en Syrie, mais ne peuvent pas aller à l’enterrement, laissent leurs corps à la frontière et des gens viennent les récupérer pour les enterrer, mais ils ne peuvent pas suivre les corps parce que s’ils passent côté syrien, ils ne peuvent pas revenir. La situation est particulièrement tendue dans les régions proches de la frontière syrienne, notamment à Antakya, où il y a beaucoup de tensions vis-à-vis des Syriens et une exacerbation d’un climat de racisme qui était déjà fort avec le tremblement de terre.

Entretien réalisé le 15 février.


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