« Islamo-droitisme »

Fondamentalisme islamique : un mouvement embourgeoisé et néolibéral, entretien avec Joseph Daher

Philippe Alcoy

Joseph Daher

Fondamentalisme islamique : un mouvement embourgeoisé et néolibéral, entretien avec Joseph Daher

Philippe Alcoy

Joseph Daher

Joseph Daher revient pour RévolutionPermanente.fr sur la nature de classe et les politiques économiques et sociales des mouvements islamistes (deuxième partie).

Cliquez ici pour lire la première partie de l’interview.

Quand dans les grands médias on parle des courants islamistes, on évacue très souvent le caractère de classe de ces organisations, leur politique économique et sociale, en se focalisant exclusivement sur certains éléments discursifs mis en avant. Dans la deuxième partie de cet entretien, nous demandons à Joseph Daher de nous en dire plus sur ces questions afin de briser certaines idées reçues ou angles morts sur le caractère profondément pro-capitaliste du fondamentalisme islamique.

Quand on parle généralement « d’islamisme » ou d’islam politique en Occident, on a tendance à penser automatiquement aux organisations djihadistes menant des attaques terroristes. Or, ce phénomène politique est beaucoup plus large et inclut des organisations de type assez différent. Tu as étudié le cas du Hezbollah libanais dans ton livre Le Hezbollah. Un fondamentalisme religieux à l’épreuve du néolibéralisme (Éditions Syllepse, Paris, 2019), pourrais-tu nous parler des différents courants au sein de l’islam politique ?

Des organisations telles que le soi-disant EI (connu aussi sous son acronyme arabe de Da’esh), al-Qa’ida, les diverses branches des Frères musulmans (FM) et le Hezbollah présentent des différences quant à leur formation, leur développement, leur composition et leur stratégie. Néanmoins, elles partagent un projet politique commun, malgré des divergences significatives. Comme l’affirme notre camarade, l’universitaire marxiste Gilbert Achcar, toutes les variantes du fondamentalisme islamique partagent un objectif réactionnaire et confessionnel consistant à établir « un État islamique basé sur la charia » qui préserve l’ordre capitaliste néolibéral existant.

Cet objectif unit les mouvements fondamentalistes islamiques, de leurs tendances gradualistes aux courants djihadistes. Ainsi, par exemple, l’ancien adjoint du guide suprême du mouvement des FM égyptiens, considéré comme le numéro deux de l’organisation à l’époque, Muhammad Khairat al-Shater, déclarait en mars 2011, suite au renversement du dictateur Hosni Moubarak : « Les Ikhwan travaillent à restaurer l’Islam dans sa conception globale pour la vie des gens, et ils considèrent que cela ne se fera qu’à travers une société forte. Ainsi, la mission est claire : restaurer l’islam dans sa conception globale ; soumettre les gens à Dieu ; instaurer la religion de Dieu, l’islamisation de la vie, renforcer la religion de Dieu ; établir la renaissance (Nahda) de la Ummah (communauté ou nation musulmane) sur la base de l’Islam. […] Ainsi, nous avons appris [pour commencer] à construire l’individu musulman, la famille musulmane, la société musulmane, le gouvernement islamique, l’Etat islamique mondial ».

De manière similaire, le parti fondamentaliste chiite libanais Hezbollah (fondé officiellement en 1985) a constamment exprimé sa préférence pour un État islamique comme système politique de référence. Il fait valoir, toutefois, qu’en raison de la démographie confessionnelle et de l’arrangement politique constitutionnel du pays qui attribue le pouvoir politique par appartenances confessionnelles et ethniques, sa mise en œuvre est irréalisable dans les circonstances actuelles. Cela, cependant, n’a pas empêché le Hezbollah de s’opposer à plusieurs initiatives pour séculariser l’État libanais, les caractérisant toutes comme anti-islamiques. Par exemple, le mouvement islamique chiite a dénoncé le mariage civil comme « une mise en œuvre de l’athéisme ».

Les groupes fondamentalistes islamiques utilisent différentes stratégies et tactiques pour atteindre leurs objectifs. Les gradualistes comme les FM, le Hezbollah ou le Da’wa en Iraq participent aux élections et aux institutions étatiques existantes. En revanche, les djihadistes comme al-Qa’ida et l’EI considèrent ces institutions comme non islamiques et se tournent plutôt vers des tactiques de guérilla ou de terrorisme dans l’espoir d’une éventuelle saisie de l’État. Parmi les djihadistes, il y a également des débats et des divisions sur les tactiques et les stratégies pour atteindre leur objectif d’un État islamique. Dans divers contextes et périodes historiques, les différents courants fondamentalistes ont parfois collaboré et à d’autres époques ont été en compétition et se sont même affrontés.

Malgré leurs différences stratégiques, ces mouvements partagent tous un programme politique et une vision de la société réactionnaires et autoritaires. Cela se voit de façon assez claire et marquée dans leurs attitudes envers les femmes. Tous les courants du fondamentalisme islamique promeuvent une vision sexiste qui soutient la domination masculine et réduit les femmes à des rôles subordonnés dans la société. D’abord et avant tout, ils définissent la principale fonction féminine comme la « maternité » et, en particulier, l’éducation de la prochaine génération basée sur les principes islamiques. Ils imposent des codes vestimentaires et des comportements censés préserver l’honneur des femmes et celui de la famille.

Tout éloignement de ces normes et restrictions est considéré par les mouvements fondamentalistes islamiques comme une concession à l’impérialisme culturel occidental. Les fondamentalistes islamiques ont des opinions réactionnaires semblables sur les populations LGBTQI. Par exemple, le leader du Hezbollah, Hassan Nasrallah, a accusé les homosexuels de « détruire les sociétés ». Il a décrit les personnes LGBTQI comme une importation étrangère qui menacerait la société islamique de déviances morales et de modes de vie étranges.

Enfin, les mouvements fondamentalistes islamiques ont ciblé les minorités religieuses dans leur propre pays et ont promu contre elles des discours et des comportements confessionnels.

Malgré une vision du monde réactionnaire commune aux mouvements fondamentalistes islamiques, les organisations de gauche doivent reconnaître les différences entre les courants gradualistes et les mouvements fondamentalistes islamiques tels que le Hezbollah et les FM d’un côté, et des groupes djihadistes comme al-Qa’ida et l’EI de l’autre. Ces mouvements ne sont pas identiques, et nous devons les aborder et traiter différemment.

Il est possible d’imaginer une unité d’action avec des courants gradualistes dans des contextes spécifiques pour des objectifs précis et à court terme. Les socialistes pouvaient et ont collaboré avec les FM sur la place Tahrir, au Caire en Egypte, pendant les dix-huit jours de mobilisations massives contre le dictateur Moubarak. Il est tout simplement impossible d’envisager des collaborations similaires avec al-Qa’ida et l’EI. En Syrie, ces groupes ont attaqué des activistes et manifestants pour avoir brandi des slogans démocratiques et non confessionnels.

Pour autant, les organisations de gauche ne devraient pas former d’alliances politiques de long terme avec des courants gradualistes du fondamentalisme islamique, en particulier lorsqu’ils sont de taille beaucoup plus importante. Le danger dans une telle situation est que la gauche se place sous la coupe d’un mouvement plus puissant et réactionnaire, et qu’au lieu de gagner des adhérents à la place des mouvements fondamentalistes, au mieux ne fournisse à ces derniers qu’une couverture politique de gauche, au détriment d’une croissance de la gauche en tant qu’alternative.

Que peut-on dire de la base sociale et de la nature de classe de ces courants ?

La base sociale historique du fondamentalisme islamique s’est située, dès l’aube du vingtième siècle, dans la petite bourgeoisie. Bien sûr, les formations fondamentalistes de chaque pays ont leur histoire propre et particulière, mais elles partagent toutes des racines dans divers éléments de la petite bourgeoisie. En Égypte, par exemple, le fondamentalisme s’est développé parmi les éléments ruraux de cette classe qui se sont déplacés vers les villes dans le cadre des changements économiques et sociaux des années 1960 et 1970. Une fois urbanisé dans les années 1980 et 1990, son leadership a tendance à provenir de couches professionnelles telles que les médecins, les ingénieurs et les avocats. Un nombre croissant d’adhérents des FM à cette période est issu des jeunes instruits laissés sans opportunités d’avenir par l’imposition du néolibéralisme.

Tout comme la petite bourgeoisie en général, les organisations fondamentalistes islamiques sont tiraillées entre deux directions – vers la rébellion contre la société existante et vers un compromis avec elle. Quoi qu’il en soit, leur projet réactionnaire n’offre aucune solution aux secteurs de la paysannerie et de la classe des salarié-e-s qui y sont attirés. Les partis fondamentalistes islamiques cherchent à rétablir la Ummah, une entité religio-politique qui rassemblerait tous les musulmans et transcenderait les clivages qui les divisent aujourd’hui. La lutte des classes est donc considérée comme une chose négative car elle fragmente la Ummah.

Au fil du temps, les dirigeants petits-bourgeois des mouvements fondamentalistes ont de plus en plus approfondi leurs liens avec la bourgeoisie, même s’ils tentent de préserver leur base de soutien dans diverses classes sociales. L’Arabie Saoudite a joué un rôle clé dans ce processus. Elle a fourni aux FM égyptiens et à d’autres groupes un accès privilégié aux opportunités commerciales et professionnelles pendant le boom pétrolier des années 1970 et 1980. Cette situation a accéléré le processus d’embourgeoisement du mouvement fondamentaliste. De plus en plus de capitalistes ont commencé à jouer un rôle de premier plan au sein du mouvement.

Au Liban, le Hezbollah a subi une transformation similaire. À l’origine, il possédait un leadership et des cadres issus en grande majorité de la petite bourgeoisie, qui attiraient une base sociale populaire parmi les classes moyennes et pauvres libanaises chiites. Au fil du temps, une fraction chiite de la bourgeoisie au Liban et dans la diaspora est devenue de plus en plus influente au sein du parti. Le Hezbollah a maintenant une base de soutien majeure parmi les hommes d’affaires libanais chiites ainsi que parmi les classes moyennes supérieures, en particulier au sein des professions libérales.

Leurs sources de financement de plus en plus bourgeoises expliquent le soutien des fondamentalistes au système capitaliste et à son régime d’accumulation néolibéral actuel. Ils reçoivent non seulement des donations importantes de différents États, mais aussi des dons religieux privés (la zakat), ou provenant de réseaux constitués de secteurs bourgeois et de petites entreprises de la société. Par exemple, le Hezbollah reçoit un financement massif de l’Iran ainsi que de la bourgeoisie et la petite bourgeoisie chiites libanaises.

Le Hezbollah reçoit également des « dons de particuliers, de groupes, de magasins, d’entreprises et de banques, ainsi que de leurs homologues dans des pays comme les États-Unis, le Canada, l’Amérique Latine, l’Europe et l’Australie ». Avec son processus de d’embourgeoisement, le Hezbollah possède des dizaines de supermarchés, des stations-services, des grands magasins, des restaurants, des entreprises de construction et des agences de voyages. Tous ces éléments encouragent l’intégration des fondamentalistes dans l’ordre existant.

Malgré ce caractère clairement capitaliste et néolibéral, des courants islamistes comme le Hezbollah et les Frères Musulmans réussissent à se lier aux classes populaires, notamment au travers de relations clientélistes. Pourrais-tu nous expliquer comment fonctionne ce mécanisme ?

Les mouvements fondamentalistes islamiques ont soutenu des politiques néolibérales et ont créé des organismes caritatifs pour combler le vide laissé par la destruction des programmes et services sociaux de l’État-providence. Ils utilisent les organismes de charité pour gagner l’allégeance de secteurs des classes populaires à leur projet réactionnaire. Le mouvement des FM égyptiens est peut-être le meilleur exemple d’une telle politique. Hassan Malek, un homme d’affaires et haut dirigeant des FM, avait déclaré en 2012 que les politiques néolibérales de l’ancien dictateur Hosni Moubarak étaient bonnes, mais que la corruption et le népotisme avaient compromis leur mise en œuvre. Reconnaissant un allié potentiel, la banque d’investissement du Caire, EFG-Hermes, avait organisé une réunion en juin 2011 entre quatorze fonds d’investissement internationaux et Khairat al-Shater, le premier adjoint du guide suprême des Frères musulmans de l’époque, aujourd’hui en prison. Les investisseurs avaient affirmé qu’ils « avaient été positivement surpris de constater que certaines des idées partagées par le mouvement des FM sont essentiellement de nature capitaliste ».

Le parti libanais Hezbollah a également constamment appuyé des politiques en faveur du libre marché et de la propriété privée, tout en professant de manière rhétorique son engagement pour des objectifs de justice sociale. Le Hezbollah a soutenu des politiques telles que la privatisation, la libéralisation et l’ouverture au capital étranger. Le mouvement islamique libanais ne considère nullement ces politiques comme entrant en contradiction avec son prétendu engagement en faveur de l’égalité sociale, malgré la paupérisation des classes populaires qu’elles engendrent.

Les fondamentalistes ont utilisé des organisations caritatives pour tenter de réduire les répercussions sociales du néolibéralisme. Bien que ces organisations ne puissent pas surmonter le problème de la pauvreté, les fondamentalistes les ont utilisées pour parvenir à une forme d’hégémonie dans certains secteurs des classes populaires. Ils n’ont pas hésité à conclure des accords avec les régimes en place pour affecter des fonds à leurs organismes de bienfaisance qui font la promotion de principes intégristes islamiques.

Parallèlement, le Hezbollah a gagné un statut de leader parmi les populations chiites du Liban grâce à une combinaison de consentement et de coercition, en gagnant de larges soutiens dans de vastes secteurs des classes populaires chiites grâce à la fourniture de services sociaux nécessaires, mais aussi par la répression de ceux et celles qui ont défié ses normes morales et diktats politiques. Il a également combiné le consentement et la coercition en dominant la résistance armée contre Israël. Avec son idéologie fondamentaliste, le Hezbollah a ainsi réussi à devenir la force dominante parmi les chiites du Liban.

Aujourd’hui, le Hezbollah est un pilier du système confessionnel et néolibéral libanais. Le Hezbollah, comme les autres formations confessionnelles, perçoit d’ailleurs le mouvement de protestation populaire surgi depuis octobre 2019 comme une menace existentielle et s’oppose à ses demandes de changement radical. Le Hezbollah ne propose aucune vision politique contestant le système économique néolibéral ou le système confessionnel. Au contraire, il considère ce système comme un moyen de servir ses propres intérêts.

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