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De Minneapolis à Paris

États-Unis : Lutter pour l’abolition de la police c’est lutter pour l’abolition du capitalisme

Le monde est traversé par une vague de révolte contre les violences policières ; aujourd’hui plus que jamais se pose la question de l’abolition de la répression étatique. Cette lutte nécessite une compréhension de la nature de la violence policière et de celle du capitalisme.

18 juin 2020

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Crédits photo : Egan Jimenez, Woodrow Wilson School of Public and International Affairs

Cet article est une traduction d’un article de Left Voice, journal “frère” de Révolution Permanente aux États-Unis.

Après l’assassinat de George Floyd par la police de Minneapolis pour un faux billet de 20 dollars, une révolte nationale sans précédent a éclaté aux États-Unis. Ce soulèvement a donné lieu à de violents affrontements entre les manifestants et la police et a fait émerger de nombreuses revendications quant à l’avenir de la police en tant qu’institution.

Des voix s’élèvent pour réclamer le “définancement” de la police, son retrait de certains lieux comme les établissements scolaires, ou sa suppression totale. Cette dernière revendication est clairement la plus ambitieuse, mais la question est de savoir comment réellement en finir avec la police en tant qu’institution — une question qui se pose de plus en plus depuis que le conseil municipal de Minneapolis a approuvé le démantèlement de la police municipale.

Les appels au définancement de la police visent à remédier au scandaleux déséquilibre entre le budget disproportionné de la police et les sommes dérisoires allouées à d’autres services publics tels que l’éducation. Bien souvent, les services de police, les établissements pénitentiaires et les centre de détention peuvent accaparer jusqu’à 60 % du budget annuel d’une ville. Pourquoi le budget des forces de l’ordre est-il si important ? Serait-ce parce que les villes ont un sens des priorités biaisé qu’elles investissent dans la police plutôt que dans les services sociaux ?

Le budget disproportionné de la police n’est pas le fruit du hasard : il est au cœur du système capitaliste américain et prend racine dans son passé esclavagiste. Il est essentiel au maintien d’une société où Jeff Bezos est sur le point de devenir trillionnaire alors que les travailleurs d’Amazon, dont beaucoup sont des personnes racisées, vivent dans la pauvreté. La police est une composante intrinsèque du système capitaliste, dont elle est un des outils de répression. Le maintien de l’ordre capitaliste revient au maintien des inégalités flagrantes qu’il engendre systématiquement. Par conséquent, si nous entendons sérieusement abolir la police et sauver la vie des Noirs, de l’ensemble des personnes racisées et des travailleurs, nous devons combattre le système capitaliste et l’État qui sert ses intérêts. Il ne peut y avoir d’abolition de la police sous le capitalisme.

Quelques éléments historiques

La police, en tant qu’institution, a toujours été intrinsèquement raciste et sexiste. En Amérique du Nord, avant la création de forces de police professionnelles, il y avait des quarts de nuit. Ces quarts de nuit étaient assurés par des bénévoles qui, pendant une journée, surveillaient la population et empêchaient la prostitution et les jeux d’argent. Ces veilleurs de nuit étaient très mal vus du grand public à cause de leurs attaques contre les loisirs des travailleurs et les moyens de subsistance des femmes vulnérables.

Le premier corps de police formalisé aux États-Unis a vu le jour à Boston en 1838. En tant que ville portuaire, Boston était un lieu de commerce important, et elle a développé une force de police à plein temps pour protéger les marchandises de la riche bourgeoisie. Pour réduire les coûts d’embauche des personnes chargées de protéger leurs biens, ces riches propriétaires ont convaincu le grand public qu’une force de police était nécessaire pour le bien de tous.

Dans le Sud des États-Unis, avant que la police ne soit formalisée, il y avait des patrouilles chargées de surveiller les esclaves. Leur seul but était de réprimer les Noirs. Pour ce faire, elles pourchassaient, appréhendaient et ré-asservissaient les Noirs qui s’étaient échappés, elles semaient la terreur parmi les esclaves afin d’empêcher toute révolte et les persécutaient en leur infligeant des peines extrajudiciaires pour avoir enfreint les règlements des plantations. Il n’est donc pas du tout surprenant qu’aujourd’hui, de nombreux policiers américains soient membres ou sympathisants du KKK. De fait, historiquement, il existe une imbrication importante entre le KKK et la police, et les deux organisations ont travaillé main dans la main au renforcement de la suprématie blanche.

Après la Guerre de Sécession, ces patrouilles se sont reconverties en forces de police du Sud. Elles appliquaient les Black Codes, des lois ayant pour objet de limiter les droits fondamentaux et les droits civiques des Noirs, en imposant des peines de prison ou des amendes pour chômage, absence de logement ou encore mariage interracial. Les hommes et les femmes affranchis étaient placés dans des camps de travail , qui s’apparentaient à l’esclavage, où se retrouvaient avec des dettes impossibles à rembourser. Aujourd’hui encore, la police arrête un nombre disproportionné de Noirs, à qui on impose des cautions exorbitantes et qu’on surexploite comme main-d’œuvre carcérale.

Sans flics, pas de capitalisme

La police existe parce que le capitalisme a besoin d’elle. Tout comme les esclavagistes du Sud utilisaient des patrouilles pour défendre leur "propriété privée", la bourgeoisie du Nord avait besoin de la police pour réprimer les grévistes et les renvoyer au travail, pour étouffer toute contestation de l’ordre capitaliste et pour défendre la propriété privée des moyens de production. Tandis que l’industrialisation faisait grimper les profits des capitalistes, la police devenait également nécessaire pour réprimer la classe ouvrière immigrée et nationale.

Au XXe siècle, une série de bouleversements sociaux ont eu lieu, au cours desquels les travailleurs se sont organisés pour obtenir davantage de droits au travail, un plus grand contrôle sur leurs lieux de travail et de meilleurs salaires. En réponse, presque toutes les villes ont mis en place un service de police et la bourgeoisie a commencé à lâcher ses chiens pour réprimer la classe ouvrière. La police a souvent mis fin à des tentatives de formation de syndicats. On se mit à voir d’un mauvais œil les " fauteurs de troubles " qui inciteraient à une grève sur le lieu de travail. Par exemple, lors de la grève des dockers de 1934 à San Francisco, la police a tiré au fusil sur la foule des grévistes et de leurs soutiens, et a pénétré dans le hall du syndicat pour poursuivre son attaque. Deux personnes ont été tuées, et aucun policier ne fut arrêté. De telles violences se sont produites tout au long du XXe siècle à travers le pays.

Le rôle actuel de la police est le même. Dans le monde entier, la police sème toujours la terreur dans les quartiers populaires. Jamais la création ou la pratique du maintien de l’ordre n’ont eu pour objectif la protection de la population. Dans la mesure où la raison d’être de la police a toujours été de préserver la propriété privée capitaliste, la solution aux violences policières n’est pas une surveillance accrue ou une meilleure responsabilisation des policiers. La solution est plutôt l’abolition du système raciste dans lequel de riches hommes blancs, dont la richesse provient souvent directement de la traite des esclaves, cherchent à maintenir les gens dans la faim, la précarité, l’épuisement et l’aliénation. Et plus l’oppression est dure, plus la violence utilisée pour maintenir la classe ouvrière "à sa place" est brutale.

La question de l’équipement et de la formation

Depuis la première vague du mouvement Black Lives Matter, des voix s’élèvent pour réclamer le port de caméras mobiles par la police et une meilleure formation des policiers. Selon les partisans de ces réformes, elles assureraient une plus grande transparence et une meilleure responsabilisation des agents.

Or, des mesures de ce type ont déjà été mises en place dans de nombreux États des États-Unis, mais elles n’ont pas ou peu contribué à réduire les violences policières. Par exemple, en 2014, le policier qui a tué Eric Garner n’a pas hésité à utiliser une technique d’étranglement interdite par la police de New York, alors même que la scène se déroulait en plein jour, devant témoins, et qu’il a été filmé. Tamir Rice a été tué dans un jardin public équipé de caméras. La mort de Philando Castile a été filmée par les caméras du tableau de bord de la police et par le téléphone de sa petite amie. Derek Chauvin a regardé et souri aux personnes qui l’ont enregistré en train de tuer George Floyd. La justice américaine est ainsi faite que même les preuves vidéos de meurtres de personnes noires par des policiers ne garantissent pas une condamnation.

Par ailleurs, les policiers éteignent souvent leurs caméras mobiles lorsqu’ils commettent des actes de violence condamnables. Récemment, le propriétaire d’un restaurant de barbecue du Kentucky a été tué par un officier qui avait éteint sa caméra mobile.

Le nombre de personnes tuées par balle par la police est resté pratiquement constant depuis 2015, même après la généralisation de l’utilisation des caméras. Nous ne voulons pas plus d’images de Noirs brutalisés et tués par la police. Nous voulons que cet appareil répressif raciste disparaisse.

Le problème de la police de proximité

Parmi les réformes fréquemment évoquées par les médias et les intellectuels bourgeois figure la police de proximité. L’idée est que lorsque les policiers sont en poste dans un quartier particulier, de préférence là où ils habitent eux-mêmes, et qu’ils ne gèrent que ce quartier, ils entretiennent des liens plus étroits avec la population. Selon les partisans de cette approche, elle permettrait de réduire le nombre de crimes, de violences et de meurtres par la police. Ce tableau idyllique ne prend pas en compte le rôle de la police en tant qu’institution chargée de faire respecter l’État de droit. Le Community Oriented Policing Services program (ou COPS, le programme de fonction de police orientée vers la communauté), institué par le projet de loi sur la criminalité de 1994 aux États-Unis, a investi des milliards dans le renforcement de la police de proximité, justement dans le but de développer les liens entre la police et la population. Ce programme a cependant été un cauchemar absolu pour les travailleurs noirs. Non seulement il n’a presque rien fait pour réduire la "criminalité", mais il a également contribué à l’incarcération de masse, jetant d’innombrables jeunes Noirs en prison, contribuant à leur chômage de masse et à leur précarité.

Le fait est que, tant que rien n’est fait pour remédier aux conditions structurelles sous-jacentes auxquelles sont confrontées les populations racisées — ségrégation en matière de logement, précarité, chômage et pauvreté — le maintien de l’ordre ne peut conduire qu’à la criminalisation et à la violence, qu’il soit "proche" de la population ou non.

En outre, une police de proximité ne changerait rien au fait que les budgets de la police accaparent des ressources dont la population a grand besoin. Au plus fort de la pandémie du Covid-19, des villes se sont empressées de se procurer des équipements essentiels comme des respirateurs. Lorsque les fabricants de respirateurs ont augmenté leurs prix, la ville de New York n’a pas touché au budget de 5,6 milliards de dollars alloué à la police de New York et de 8 milliards de dollars alloués aux institutions carcérales. La police a bénéficié d’un budget énorme pour son matériel anti-émeute, ses gaz lacrymogènes et ses armes, qu’elle a utilisé pour réprimer les manifestants ; tandis que les infirmières en étaient réduites à réutiliser leurs masques et à porter des sacs poubelle en guise d’équipement de protection individuelle.

La police de proximité ne signifie pas que la police ne sert plus les intérêts du système capitaliste raciste. Un policier qui connaît un quartier, les familles de ce quartier et la culture de ce quartier continuera à brutaliser ce quartier parce que c’est son travail et sa fonction.

Définancer la police ?

Autre débat en cours aujourd’hui : l’idée de définancer la police comme solution aux violences policières. Il est vrai que le budget de la police a augmenté au cours des dernières décennies aux États-Unis, surtout après l’adoption de la loi sur la criminalité de 1994, alors que le budget de la santé et de l’éducation n’a cessé de décroitre ; les efforts actuels pour inverser cette tendance n’ont eu qu’un faible impact. Bill De Blasio, le maire de New York, a promis de réduire le budget de la police municipale et de réaffecter ces fonds au service de la jeunesse. À Los Angeles, Eric Garcetti, le maire, a déclaré qu’il amputerait de 150 millions de dollars le budget de 1,8 milliard de dollars de la police municipale pour le réaffecter aux populations marginalisées. Ces promesses ne sont que des concessions mineures qui ne changeront rien. Seule la coupure totale du financement de la police et son abolition définitive pourront changer les choses.

Il est intéressant de souligner que des organisations anti-police telles que le Black Panther Party sont apparues dans les années 60, lorsque le budget de la police était beaucoup plus restreint. Ces organisations ont correctement identifié la police comme une force répressive au sein des populations noires de la classe ouvrière. Comme l’a dit l’un des membres fondateurs du Black Panther Party, Huey P. Newton, "La police dans nos quartiers nous occupe comme une armée étrangère occupe un territoire, et la police n’est pas là pour notre bien, elle est là pour nous maîtriser. Pour nous maltraiter et nous assassiner, parce qu’ils en ont l’ordre".

La réponse de l’État face aux tensions sociales croissantes a été d’augmenter le budget de la police et sa militarisation. Les premières unités d’interventions (SWAT) ont d’ailleurs été mises en place au moment des émeutes de Watts et de la montée en puissance du Black Panther Party.

Une simple réduction du budget de la police ne suffit pas. Si, grâce à la brèche ouverte par les manifestations d’aujourd’hui, nous nous contentons de réduire le budget de la police, qu’est-ce qui empêchera les villes, les États et le gouvernement fédéral de re-augmenter ce même budget demain ? Qui plus est, en quoi une baisse du budget de la police permettra-t-elle de mettre fin à la violence systémique contre les Noirs et les travailleurs ?

Notre objectif ne devrait pas être que moins de Noirs soient tués et brutalisés par la police. Notre objectif n’est pas d’alléger l’oppression. Notre objectif doit être de protéger la vie des Noirs et d’éradiquer toutes les forces qui les menacent, sans quoi la vague de deuil et de colère resurgira inévitablement au prochain Noir tué par la violence d’État.

La police n’est pas réformable et ne sera jamais du côté de la classe ouvrière et des opprimés. Par conséquent, la seule solution viable aux violences policières est l’abolition complète de la police. Mais, pour abolir la police, il faut aussi abolir les prisons, l’armée, l’État et le capitalisme, car ces forces sont toutes liées entre elles.

Puisque la police existe pour protéger la propriété privée et réprimer la classe ouvrière, il nous faut une force révolutionnaire constituée par la classe ouvrière qui s’oppose au capitalisme et à ses chiens de garde enragés. Aujourd’hui, on assiste à une révolte mondiale massive contre la police, qui, bien que spontanée et dispersée, oblige l’État à faire des concessions importantes. Grâce à ce mouvement sans précédent, il est possible d’organiser une force qui s’oppose directement à la police, aux autres agents de l’État et au capitalisme lui-même.

Il nous faut pour cela un parti politique qui lutte pour le socialisme en indépendance de classe. Seul un tel parti pourra organiser une société dans laquelle les ressources seront distribuées en fonction des besoins et non du profit, et dans laquelle les prisons, la police et l’armée pourront être définitivement abolies.

La répression fait partie intégrante du maintien d’un système d’exploitation. Par conséquent, la police existera toujours au sein d’un système capitaliste. Si nous voulons détruire les forces de répression qui tuent des enfants, mettent les gens en prison, répandent la misère et étouffent toute tentative d’amélioration des conditions matérielles de la société dans son ensemble, notre combat doit viser le système capitaliste, qui s’appuie sur cette répression et la maintient.

Traduit par Ines Rossi


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