×

Espagne. Une semaine de colère face à l’inflation chez les routiers : c’est aux grandes entreprises de payer !

Le mouvement des camionneurs espagnols est la première expression de colère après l'explosion des prix due à la guerre. Entre répression du gouvernement socialiste et tentative d'instrumentalisation par l'extrême droite, la défense d'un programme de classe contre les grandes entreprises de l'énergie et des transports est une nécessité !

Santiago Lupe

24 mars 2022

Facebook Twitter

Une semaine de conflit dans le transport routier laisse les rayons vides et les entreprises alimentaires et automobiles paralysées. Les grandes entreprises annoncent déjà mises au chômage partiel massives. Des suspensions qui pourraient renvoyer des milliers de travailleurs chez eux, aux dépens des caisses publiques et avec seulement 70 % de leur salaire, au milieu de la plus forte hausse des prix depuis les années 1970. Un coup porté aux travailleurs pour sauver leurs profits qui a la marque de Podemos. Elle sera réalisée par l’application massive du chômage partiel, issu de la réforme du travail de Yolanda Diaz.

Cette grève est une conséquence directe de la hausse vertigineuse des prix du carburant suite à l’invasion réactionnaire de l’Ukraine par la Russie et à la guerre économique menée par l’impérialisme européen et américain.

Le gouvernement du PSOE (Parti Socialiste) et de l’Unidas-Podemos et la presse de même tendance rejettent la proposition comme une manœuvre de l’extrême droite. Ils répondent avec 15 000 policiers anti-émeute sur les routes et autoroutes et ont déjà arrêté plus de 50 travailleurs des transports. La droite profite de la situation pour tenter d’éreinter le gouvernement grâce au chaos généré et, avec le CEOE (Medef espagnol), appelle à une main plus dure. Feijóo (futur président du Parti Populaire Espagnol, parti de droite conservateur) est allé jusqu’à demander l’intervention de l’armée dans les rues. L’extrême droite de Vox s’implique dans le conflit en soutenant de manière démagogique la grève dans le but de capitaliser sur le mécontentement et de promouvoir un programme réactionnaire.

Le transport de marchandises : le royaume de la sous-traitance et de la précarité

Qui sont les manifestants ? Sont-ils des employeurs ? Des salariés et des indépendants ? Que demandent-ils ? Clarifions ces questions afin de comprendre ce qui se passe réellement sur les routes et dans les entrepôts de nos jours.

En Espagne, il y a un demi-million de chauffeurs routiers et plus de 100 000 entreprises de transport. Cela donne une moyenne de 5 conducteurs par entreprise. Par conséquent, la majeure partie du secteur est constituée d’employés de petites et moyennes entreprises ou d’indépendants, avec parfois quelques employés sous leur responsabilité, qui travaillent pour eux ou pour les géants de la distribution.

Le régime de travail est extrêmement flexible et précaire grâce à une sous-traitance illimitée. Un réseau dense de sociétés de commissionnaires sous-traite le transport à l’infini. Ces intermédiaires comprennent également les principales entreprises de transport et celles du secteur de la distribution, regroupées au sein de l’Association espagnole des Transporteurs, qui comprend notamment Mercadona, Coca-Cola, La Caixa et El Corte Inglés.

Ce système pervers fait que la hausse des prix des carburants est systématiquement répercutée sur le dernier maillon de la chaîne. Le chauffeur routier voit sa marge rester à la pompe, tandis que celles des commissionnaires sont protégées par des contrats de sous-traitance. C’est dans ce contexte que s’inscrit l’agitation qui a explosé avec la dernière hausse des prix du diesel, qui avoisinent déjà les 2 euros par litre.

Un gouvernement au service des grands patrons

La Plate-forme pour la défense du secteur du transport routier de marchandises, qui a appelé à la grève actuelle, regroupe, selon ses portes-paroles, 7 000 transporteurs. Parmi eux, on trouve des indépendants, des salariés de petites entreprises et aussi des employeurs de ces mêmes PME.

Lorsque, à la veille de Noël, les associations patronales des grandes entreprises du secteur - le Comité national des transports routiers et la Fédération nationale des associations espagnoles de transport - ont menacé d’appeler à la grève, la plate-forme ne s’est pas jointe à eux.

Les revendications des deux organisations patronales visaient une aide directe aux grandes entreprises, les donneurs d’ordres. Finalement, la grève n’a pas eu lieu. Le gouvernement avait cédé en approuvant un décrêt royal qui permettait de répercuter sur la facturation le coût des frais de déplacement en carburant et la publication hebdomadaire de l’indice du prix du diesel.

Avec l’escalade des prix suite au déclenchement de la guerre en Ukraine, les marges de chaque transporteur ont été réduites au minimum. Cela étouffe complètement le dernier maillon de la chaîne, qui supporte le coût du carburant, mais maintient les bénéfices des commissionnaires à un niveau beaucoup plus sûr.

C’est pourquoi ni la CNTC ni la FNATE n’ont rejoint la grève. En outre, la Plateforme inclut dans ses revendications, outre la réduction du prix du diesel, d’autres comme la retraite à 60 ans, la reconnaissance de tous les accidents du travail survenus pendant les périodes de travail et de disponibilité, la fin des faux modèles de travail indépendant comme les coopératives frauduleuses, la limitation de la chaîne de sous-traitance ou encore une convention unique d’État pour les salariés que les entreprises sont obligées de respecter.

L’aide annoncée par le gouvernement de 500 millions d’euros pour le secteur ne convainc pas la Plateforme, qui considère qu’elle ira directement dans les poches des grands transporteurs et distributeurs, et que le reste des revendications n’est pas inclus.

Le parti pris pro-business des propositions du gouvernement est corroboré par la décision du ministère des transports d’autoriser les salariés à travailler jusqu’à 11 heures par jour afin d’amortir la grève. Si l’on additionne les temps de présence, cela représente jusqu’à 60 heures par semaine sur la route.

Le régime de sous-traitance illimitée, qui est la raison structurelle de la situation critique de milliers de chauffeurs routiers, n’est pas non plus remise en question par le gouvernement. La réforme du travail de Yolanda Díaz ne l’a pas réglementé ni limité. La loi Rider (NdTqui encadre le travail ubérisé) ne concerne pas non plus les milliers de faux indépendants du transport routier.

La bureaucratie syndicale des CCOO (Commissions ouvrières) et de l’UGT (Union Générale du Travail) est également complice de cette situation. Depuis des années, ils approuvent et signent des accords qui permettent des différences de traitement entre travailleurs d’une même entreprise et acceptent le modèle de sous-traitance qui ne sert qu’à réduire les coûts pour les patrons. Aujourd’hui, ils ont décidé d’être côte à côte, ou plutôt de faire front avec le gouvernement en rejoignant la campagne de disqualification des camionneurs.

La direction du conflit par la Plate-forme constitue également une limite énorme pour la réalisation des revendications des salariés et des faux indépendants. Il s’agit d’une association d’entreprises qui regroupe ces secteurs avec des petits et moyens employeurs qui imposent des conditions d’exploitation identiques ou parfois même plus dures que les grandes entreprises.

Il est impératif que les travailleurs et les faux indépendants se regroupent de manière indépendante, et recherchent la solidarité et la coordination avec d’autres secteurs de travailleurs touchés par le choc de cette crise. Sinon, tôt ou tard, leurs revendications seront abandonnées en échange d’aides aux PME et leur lutte sera subordonnée à celle des grands patrons.

L’extrême droite est-elle à l’origine du conflit, et où diable sont la gauche et les syndicats ?

Une bonne partie des "progressistes", reprenant les arguments de la Moncloa (palais présidentiel à Madrid), qualifient ces blocages de manœuvre de l’extrême droite. Le danger de voir Vox capitaliser sur cette agitation est réel. L’extrême droite veut être de la partie. Elle se présente démagogiquement comme défenseur du chauffeur de camion, de l’agriculteur ou de l’éleveur. Tout cela malgré le fait que son programme consiste à réduire les impôts pour les grandes entreprises qui les exploitent et à déréglementer davantage les conditions de travail et la sous-traitance.

Mais si la démagogie d’Abascal (président de Vox) peut trouver une audience parmi les camionneurs, ainsi que parmi les petits agriculteurs et éleveurs, c’est en grande partie la responsabilité directe du rôle de la "gauche" qui gouverne avec des politiques de droite et de la bureaucratie syndicale qui tourne le dos aux revendications des salariés et des indépendants du secteur.

Le refrain selon lequel tous les chauffeurs routiers sont des "ultras" et que c’est pour cela qu’il faut s’opposer au gouvernement, comme le disent des journalistes comme Antonio Maestre, ne fait qu’ouvrir la voie à Vox pour gagner encore plus de soutien dans les secteurs populaires et ouvriers. La seule barrière réaliste à cette dangereuse avancée de l’extrême droite est précisément le contraire : susciter une alternative qui résout les problèmes sociaux de base de ces secteurs salariés ultra-exploités ou des classes moyennes ruinées.

Pour un programme qui fait payer cette crise aux géants du secteur

La crise énergétique qui frappe l’Europe et le monde entier semble ne faire que commencer. La Commission européenne discutera ce week-end du paquet de mesures compensatoires. Mais tout indique que, comme nous l’avons vu lors de pandémie, les solutions miracles seront de renflouer les grandes entreprises au prix d’une plus grande flexibilité et de nouveaux plans de sauvetage des entreprises au prix de milliards d’argent public.

Les propositions d’aide directe aux grandes entreprises ou d’élimination des charges fiscales pesant sur leur activité - comme moyen de faire baisser le prix des carburants -, qui sont les propositions du gouvernement "progressiste", ne sont rien d’autre qu’une autre socialisation, une mise en commun avec toute la population des pertes des entreprises.

Avec la CRT (Courant Révolutionnaire des Travailleurs, courant frère de Révolution Permanente de l’autre côté des Pyrénées), nous pensons que la gauche, indépendante de ce gouvernement, et les organisations syndicales, tant de la gauche syndicale que des syndicats dits majoritaires, doivent d’abord soutenir toutes les revendications de la grève qui visent la précarité et la sous-traitance. La retraite à 60 ans pour tous les chauffeurs routiers avec 100% de la pension, une augmentation des salaires, une réduction du temps de travail, une interdiction de la chaîne de sous-traitance et des fausses coopératives et une convention collective unique avec l’État où ces améliorations et d’autres sont incluses, doivent être soutenus immédiatement.

Dans le même temps, il faut exiger des centrales syndicales un véritable plan de lutte pour s’opposer aux mécanismes de chômage partiel et aux suspensions, pour que les salaires soient garantis avec les bénéfices records des entreprises en 2021. Ces centrales syndicales doivent aussi se battre pour l’indexation automatique des salaires sur l’indice des prix à la consommation, ainsi que pour le gel et la baisse des loyers.

Mais à côté de ces revendications d’urgence, d’autres plus fondamentales doivent être soulevées, qui touchent nécessairement aux intérêts des grandes entreprises du secteur et des géants des hydrocarbures.

Les multinationales telles que Repsol et Naturgy, qui ont réalisé des bénéfices records - respectivement 2,5 milliards et 1,2 milliard en 2021 - s’attendent à continuer à s’enrichir avec la flambée des prix du gaz et du pétrole. La saisie de leurs profits est nécessaire, ainsi que leur nationalisation sous le contrôle de leurs travailleurs et utilisateurs afin d’intervenir et de contrôler les prix de l’énergie.

Il en va de même pour les grandes entreprises de transport et de distribution. Ces donneur d’ordres sans scrupules espèrent s’enrichir grâce aux augmentations de prix qui rongent les salaires de millions de personnes. Ils doivent eux aussi être considérés comme un secteur stratégique et il faut lutter pour leur prise en main immédiate dans la perspective de leur nationalisation sans compensation. Ce serait la base de la création d’une entreprise publique de transport et de distribution, sous le contrôle de ses travailleurs, qui garantirait des conditions de travail décentes pour les chauffeurs de camion, une rémunération équitable pour les petits agriculteurs et éleveurs, et des prix abordables pour lutter contre l’augmentation soudaine de la pauvreté dans des millions de foyers.

En outre, la gauche et les organisations de travailleurs doivent se battre pour un programme qui réponde à la situation de ruine dans laquelle des millions d’indépendants et de petits producteurs seront contraints de se trouver. Pour qu’ils ne finissent pas par être instrumentalisés pour les manœuvres des grands patrons et de la droite, il faut s’opposer à leur programme réactionnaire de sauvetage des entreprises, celui de lutter pour l’imposition des grandes fortunes et des bénéfices des entreprises - le seul IBEX35 (CAC40 espagnol) a accumulé 60 milliards en 2021. Seule la nationalisation des banques enfin pourra garantir des crédits bon marché et l’annulation des dettes ou des intérêts pour les secteurs moyens ruinés.

"C’est la guerre et l’escalade impérialiste, imbécile !"

Ce programme contre la crise économique et sociale ne peut être séparé de la nécessité de lutter contre la cause profonde : l’invasion réactionnaire de l’Ukraine par la Russie et l’escalade belliciste et de sanctions de l’impérialisme européen est la force motrice de cette catastrophe.

La gauche et le mouvement ouvrier ne peuvent pas limiter notre lutte au combat sur le terrain national pour que cette crise soit payée par nos capitalistes locaux. Il est urgent d’affronter nos gouvernements et d’arrêter cette escalade qui menace de nous appauvrir, d’affamer des millions d’êtres humains dans de nombreux pays semi-coloniaux et de nous conduire à des scénarios de barbarie comme ceux que nous avons connus au XXe siècle.

Unir la classe ouvrière avec d’autres secteurs populaires derrière un programme anticapitaliste contre la crise et une perspective anti-impérialiste et internationaliste contre la guerre en Ukraine et contre l’offensive de l’OTAN et de l’UE, devient une question urgente pour faire face à la montée des courants les plus réactionnaires et pour arrêter une machine qui met en danger la survie même de l’humanité.


Facebook Twitter
Invasion de Rafah : une nouvelle étape dans le génocide des Palestiniens

Invasion de Rafah : une nouvelle étape dans le génocide des Palestiniens

États-Unis. L'université de Columbia menace d'envoyer l'armée pour réprimer les étudiants pro-Palestine

États-Unis. L’université de Columbia menace d’envoyer l’armée pour réprimer les étudiants pro-Palestine

Du Vietnam à la Palestine ? En 1968, l'occupation de Columbia enflammait les campus américains

Du Vietnam à la Palestine ? En 1968, l’occupation de Columbia enflammait les campus américains

Mumia Abu Jamal, plus vieux prisonnier politique du monde, fête ses 70 ans dans les prisons américaines

Mumia Abu Jamal, plus vieux prisonnier politique du monde, fête ses 70 ans dans les prisons américaines

Netanyahou compare les étudiants américains pro-Palestine aux nazis dans les années 1930

Netanyahou compare les étudiants américains pro-Palestine aux nazis dans les années 1930

Surenchère xénophobe : La déportation des migrants vers le Rwanda adoptée au Royaume-Uni

Surenchère xénophobe : La déportation des migrants vers le Rwanda adoptée au Royaume-Uni

Argentine : 1 million de personnes dans les rues pour défendre l'université publique contre Milei

Argentine : 1 million de personnes dans les rues pour défendre l’université publique contre Milei

Argentine : la jeunesse entre massivement en lutte contre Milei et l'austérité

Argentine : la jeunesse entre massivement en lutte contre Milei et l’austérité