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Extrême-droite

Entretien. Propagande d’extrême-droite à la bibliothèque du Blanc-Mesnil

Le conseil municipal de Blanc-Mesnil a octroyé une subvention de 20 000 euros par an à une association d’extrême droite qui voudrait, via un algorithme, donner des conseils de lecture très orientés aux usagers de la bibliothèque. Révolution Permanente s'est entretenu avec un bibliothécaire qui s'y oppose.

Tom Cannelle

9 mars 2021

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Révolution Permanente : Est-ce que tu peux te présenter et décrire la situation que vous vivez à la médiathèque ?

MFS, bibliothécaire et syndicaliste CGT : On apprend le 17 décembre dernier qu’une délibération soumise en conseil municipal par le maire du Blanc-Mesnil Thierry Meignen ex-LR a eu lieu pour allouer une subvention de 20 000 euros à une association, “Alexandre et Aristote”, qui propose un algorithme de conseil de lecture aux Blanc-Mesnilois qui souffriraient d’en manquer. Quand l’opposition municipale de gauche menée par le PCF a découvert la situation, elle s’est renseignée en prenant contact avec nous. Non seulement il n’y a eu aucune concertation préalable mais encore le conseil de lecture c’est justement notre métier et on le pratique depuis 1993, date de création de la médiathèque Édouard Glissant ! Donc on ne peut pas argumenter d’un déficit sur ce plan pour donner 20 000 euros à une association qui n’a aucun bilan, à peine créée deux mois plus tôt. Y’a bon l’argent public. En effet, l’association a été crée en octobre. Les premières subventions c’est décembre. L’association n’a pas encore de nom, pas de bilan, pas de page Facebook, pas de site internet, aucun nom à présenter, juste un numéro de téléphone et une adresse à Paris. Cela n’a aucunement empêché le maire d’offrir une généreuse enveloppe à une association dont on a vite compris qu’il s’agissait de copains. Parce que le conseil de lecture est une mission dont s’acquittent avec passion les bibliothécaires. Et puis, un algorithme c’est dans l’air du temps, c’est rigolo… mais c’est plus sympa de parler aux gens, leur demander comment ils vont là où ils sont.

L’allocation de la subvention a été votée avec la majorité municipale et un mois plus tard alors qu’on n’avait pas été concerté, l’association se présente aux bibliothécaires pour leur expliquer l’affaire qui va se révéler ténébreuse. L’événement est médiatisé, il y a un journaliste du Parisien, c’est filmé, le maire est là, son chef de cabinet et trois représentants de l’association, parmi lesquels une certaine Sarah Knafo. Pour l’instant, on ne sait pas encore qui elle est.

Ce qu’on découvre alors c’est qu’on nous demande de faire l’acquisition de 10 000 livres référencés par cette association. Ces gens-là considèrent que ce sont les livres qu’il faut absolument lire mais pour quoi ? Entrer dans les grandes écoles, réussir les concours, voilà une certaine idée de la lecture, très orientée, très intéressée… Et puis 10 000 livres, c’est très parlant : à la médiathèque, on a environ 80 000 livres, soit l’équivalent de 3 années d’acquisition pour le secteur ado-adulte donc c’est énorme. Mais il y a plus énorme quand on découvre que Sarah Knafo, qui est la copine de Vijay Monany, le chef du cabinet de Thierry Meignen, est surtout la conseillère de l’ombre et l’éminence grise d’Eric Zemmour. On rappelle les faits : l’éditocrate Zemmour, l’ami de Vincent Bolloré et Marion Maréchal Le Pen, est un délinquant multirécidiviste qui cultive la nostalgie de Pétain et des colonies, trois fois condamné pour provocation à la haine religieuse et à la discrimination raciale entre 2011 et 2018.

Donc le problème est multiple. Déjà une association extérieure à la collectivité nous demande de faire l’acquisition de 10 000 livres en dehors de la politique d’acquisition menée par la bibliothèque depuis des années. De surcroît, les choix de ces livres sont orientés idéologiquement et cela de manière très forte. On a reçu la liste récemment, il y a quasiment l’intégralité de Zemmour, le nom de Renaud Camus, un antisémite notoire, apparaît, etc. Pour nous, c’est impossible d’accepter ça.

Au début l’association Alexandre & Aristote a proposé sur son portail des liens pour acheter les livres sur Amazon, donc on y a vu un début de privatisation de notre service. En plus, cette acquisition va représenter une charge de travail considérable : c’est trois ans d’acquisition d’un coup et on n’a pas la place. Le problème concerne également la neutralité du service de la lecture publique contrainte de travailler avec une officine d’extrême-droite associée au projet présidentiel d’Eric Zemmour. On nous rebat les oreilles sur la laïcité menacée par les musulmans mais là, les politiciens qui se disent volontiers républicains foulent au pied la la laïcité aux frais de la collectivité et au nom d’idées puantes.

Et puis il y a évidemment un problème de contenu réactionnaire, nostalgique du colonialisme et du pétainisme. Des ouvrages relayant des opinions conservatrices, on en a à la médiathèque, le problème n’est pas là. Notre mission consiste à donner aux Blanc-Mesnilois tous les instruments pour se forger une opinion sur ce qui leur arrive socialement, culturellement, politiquement, en respectant un principe qui est celui de neutralité, de laïcité, de pluralisme dans les ressources qu’on propose. Là on nous demande de faire sous le faux prétexte de la culture pour tous les habitants la promotion d’une nébuleuse de néo-fachos donc c’est non.

RP : C’est un exemple de plus dans la situation actuelle : entre attaques islamophobes et omniprésence des thèmes de l’extrême droite, quel rôle a la culture dans cette conjoncture ?

MFS : Depuis l’élection de Thierry Meignen en 2014, les attaques ont été multiples, casse de la Bourse du Travail, arrêt du Forum Culturel, privatisation d’un certain nombre de services, harcèlements qui ont débouché sur un suicide. Le contexte est pire aujourd’hui sur le plan national et le local suit. Tout de suite, on s’est dit : voilà des gens qui se targuent d’avoir lu Gramsci et d’en appliquer les recettes à la droite pour se refonder sur ses bords extrêmes. L’hégémonie ne triomphe qu’en s’imposant culturellement. Aujourd’hui, la culture c’est justement un des derniers bastions historique de ce qui reste de la gauche. On voit comment dans tout ça fait système la décision gouvernementale de fermer en raison de la crise sanitaire tous les lieux culturels, théâtres, musées, cinéma. Métro boulot dodo à 18h et fermez le ban. Voilà le programme du moment. Oui il y a un effet de système quand on ajoute à la situation une infiltration de l’extrême-droite dans une bibliothèque municipale et une attaque digne du maccarthysme dans l’université en France au nom d’un prétendu "islamo-gauchisme”, une chimère agitée par l’extrême droite comme son aîné agitait l’épouvantail du judéo-bolchévisme dans les années 30, on se souvient quand même comment tout cela s’est fini…. Quand on en parle aux collègues, au collectif des Bibliothèques en Lutte, ce constat est partagé.

Pour faire une comparaison avec l’histoire plus récente : dans les années 90, l’extrême droite avait conquis quelques villes dans le sud de la France. La décision a été à ce moment là d’enlever des livres dans les bibliothèques, de virer des auteurs identifiés à gauche. Aujourd’hui c’est le contraire : il ne s’agit plus d’enlever des livres mais d’en mettre d’autres parce que la culture est un front stratégique dans la fabrique des opinions et du consentement à la domination.

RP : Plus largement, les bibliothèques sont le secteur de la culture qui est resté ouvert pendant la crise sanitaire, c’est un secteur très mobilisé depuis plus de deux ans, comment vous envisagez la suite ?

MFS :Les médiathèques ont été les seules institutions du monde culturel à rester ouvertes depuis le premier confinement. Au Blanc-Mesnil on a rouvert une semaine après. On était même ouverts pendant le second confinement, à faire de l’information au public. C’est un contraste saisissant avec les théâtres, les cinémas qui sont fermés… On s’est alors dit les choses ainsi : c’est bien, “nous sommes essentiels” mais si l’essentiel consiste à nous envoyer au feu et profiter de notre fragilité pour re-tailler nos collections en fonction d’une orientation idéologique appareillée au rêve présidentiel de l’épicier Zemmour, alors l’essentiel consiste pour nous à répondre en résistant et en luttant.

Pour nous c’est vraiment le moment de relancer les luttes et les mobilisations, et pas que localement. Parmi les budgets qui ont été le plus coupés en temps de crise, il y a le nôtre. Alors que la police, là il y a de l’embauche. Chez nous, les postes ont été gelés quand ils n’ont pas été supprimés. Il n’y avait pas de projet culturel jusqu’à présent, jusqu’à ce bidule qui est très lourd idéologiquement et pour nous c’est assez nouveau. Du coup c’est l’occasion de mobiliser ou re-mobiliser. De notre côté, l’union locale CGT du Blanc-Mesnil a fait un communiqué abondamment relayé, ont suivi des articles dans la presse régionale et nationale, L’Humanité et Le Parisien. Des actions sont prévues pour bientôt.

Cette offensive de l’extrême-droite représente également un coup de canif porté sur le statut de fonctionnaire qui est protecteur et émancipateur parce qu’il reconnaît que c’est le travailleur qui est compétent et non son poste de travail comme dans le privé. Là encore notre situation est homogène avec la nouvelle attaque nationale sur la fonction publique portée par la loi d’août 2019 qui impose notamment de revenir sur les 35 heures. Si n’importe qui peut venir faire du conseil de lecture et avoir 20.000 euros d’argent public à sa disposition, sans compétences ni bilan, à quoi donc servent les études et les concours pour obtenir le statut de fonctionnaire censé nous protéger de l’arbitraire patronal et de la violence du marché du travail ?


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