Lula vs Bolsonaro

Elections au Brésil, entre polarisation sociale et auto-réforme du régime

André Barbieri

Elections au Brésil, entre polarisation sociale et auto-réforme du régime

André Barbieri

Les élections présidentielles au Brésil vont marquer un moment important dans la situation en Amérique latine et dans le monde. C’est également l’occasion de faire un premier bilan des années Bolsonaro : évolution économique du pays, reconfigurations politiques, lutte des classes, rôle des mouvements sociaux et syndicaux liés au Parti des Travailleurs de Lula et les défis de la gauche radicale et révolutionnaire, entre autres. Entretien avec André Barbieri, doctorant en sciences sociales à l’Université fédérale de Rio Grande do Norte et membre de la direction du Mouvement Révolutionnaire des Travailleurs du Brésil.

Propos recueillis et traduits par Philippe Alcoy

Illustration : serviettes éponge aux couleurs de Bolsonaro et de Lula à destination des automobilistes en vente à un croisement de rue à Rio de Janeiro, août 2022

RPDimanche : Les élections au Brésil devraient être l’un des moments politiques les plus importants de l’année. Compte tenu du poids du Brésil en Amérique latine, quels sont les enjeux de cette campagne et quel rôle peut-elle jouer dans un contexte marqué par l’arrivée de Boric et Petro au pouvoir, au Chili et en Colombie ?

André Barbieri : Beaucoup de choses sont en jeu dans ces élections. Tout d’abord, le sort de ce désastreux gouvernement d’extrême-droite. Un gouvernement qui a été l’aboutissement du coup d’État institutionnel de 2016 contre Dilma Rousseff du Parti des Travailleurs (PT). Celui-ci a été orchestré par tous les secteurs politiques du régime qui se positionnent aujourd’hui contre Bolsonaro – bien qu’ils soient d’accord avec ses ajustements économiques ultralibéraux et anti-ouvriers. Mais ces élections seront aussi importantes pour connaître le sort d’une grande partie de la gauche radicale, qui est en train de se dissoudre programmatiquement et politiquement dans la coalition de conciliation de classe derrière la candidature de Lula (PT, ancien président entre 2003 et 2011), allié à Geraldo Alckmin, icône de la droite à São Paulo, l’État le plus riche du pays, dont il a déjà été le gouverneur à deux reprises.

Le gouvernement Bolsonaro a exacerbé les conséquences des politiques néolibérales en Amérique latine et dans le monde depuis les années 1990 : davantage de faim, de chômage et de misère. En outre, il a amplifié la stagnation économique, la dépendance et le retard du pays. En 2011, le Brésil représentait 44 % du PIB de la région, tandis qu’aujourd’hui sa part n’est que de 31 %.

Pendant ce temps, aux États-Unis, Biden et l’administration démocrate traversent des difficultés économiques et politiques à la veille des élections de mi-mandat, où les Républicains tentent de se refaire une santé à travers la figure de Trump. Malgré ses multiples implications dans la mise en place de dictatures en Amérique Latine, la Maison Blanche parle cyniquement de « démocratie et de sécurité dans les élections » au Brésil. Une tactique pour marquer sa distance avec Bolsonaro, face au risque que ne soit réélu un trumpiste à la tête de la plus grande économie d’Amérique latine.

L’alignement du régime brésilien sur le gouvernement Biden s’est exprimé dans l’opération de relégitimation organisée le 11 août à l’occasion d’une lecture de « lettres pour la démocratie » dirigées contre Bolsonaro par le capital industriel, regroupé dans la FIESP (Fédération industrielle de São Paulo) et le capital financier de la FEBRABAN, qui regroupe les institutions bancaires, et le 16 août, avec l’investiture du ministre Alexandre de Moraes au Tribunal supérieur électoral, en défense du processus électoral menacé par Bolsonaro. Si Bolsonaro lui est antipathique, la bourgeoisie veut le retour d’un Lula soumis aux conditions du capital financer, pour appliquer ses réformes anti-ouvrières, ce à quoi l’ex-président se soumet totalement, même s’il maintient des frictions rhétoriques avec Biden.

Le résultat des élections au Brésil aura un impact sur toute l’Amérique latine. Même s’il est donné favori, les élections ne se solderont pas par une victoire de Lula dès le premier tour et la polarisation sociale continuera de marquer la course électorale. Le fait que Lula soit favori s’inscrit dans le rapport de forces lié à une évolution cyclique de l’Amérique latine.

Le dernier cycle de gouvernements de droite dans la région a été sanctionné par une catastrophe économique, liée aux politiques libérales et privatisations et d’austérité, et à la gestion désastreuse de la pandémie. C’est ce que nous avons vu au Chili, avec la victoire de Boric après que la présidence de Piñera a connu la rébellion de 2019 (canalisée sur un terrain institutionnel par une Convention constituante sous tutelle, avec l’aide du Frente Amplio de Boric et du Parti communiste), et en Colombie avec la victoire de Gustavo Petro. Avant cela, Pedro Castillo avait battu Keiko Fujimori au Pérou. Ces résultats ont été salués par la Maison Blanche, qui était désormais obligée de traiter avec une Amérique latine sans interlocuteurs clairs, au-delà de la subordination à l’impérialisme.

Politiquement, comme Lula est en train de le faire dans la campagne avec Alckmin, ces gouvernements dits « de gauche » ont adopté un programme réformiste de conciliation de classes qui s’est rapidement exprimé dans la réalité. Boric a renforcé la droite par sa politique de conciliation avec les partis du régime, et cela s’est exprimé dans le changement de situation après le rejet brutal de la proposition de nouvelle Constitution. Celui-ci est le produit du détournement institutionnel de la rébellion de 2019 par une Convention soumise aux pouvoirs héritiers du pinochetisme.

Petro a annoncé dès le début un pacte d’unité nationale avec l’aile uribiste du régime, qui a triomphé après avoir contribué à désamorcer les protestations en Colombie contre l’homme de droite, Ivan Duque. Au Pérou, Castillo se retrouve dans une spirale de crise permanente à cause de ses alliances avec des hommes d’affaires de droite et des responsables du régime fujimoriste, cherchant même à se rapprocher de Bolsonaro.

Une politique de cette nature ne peut que renforcer la droite, et le PT est en train de rééditer, au Brésil, la politique de conciliation de classes qui nous a amenés à cette situation, en la modelant idéologiquement sur une fausse opposition entre « démocratie et fascisme ». En réalité, il ne s’agit pas d’une « dispute de régimes » mais d’une auto-réforme voilée du régime lui-même, inscrite dans un conflit entre différentes fractions du capitalisme pour empêcher l’irruption indépendante des masses contre Bolsonaro. L’idée qu’il serait impossible de faire de la politique sans le soutien d’un secteur de la droite libérale (comme le suggère Pablo Iglesias pour le Chili) réduit les horizons émancipateurs du socialisme aux limites permises par ce système capitaliste. Dans l’histoire du Brésil, cette politique a montré combien elle donnait de l’oxygène à la droite. Après tout, comme le soutiennent Daniel Feldmann et Fabio dos Santos dans leur livre Brasil autofágico. Aceleração e contenção entre Bolsonaro e Lula, les bases du soutien au bolsonarisme ont germé dans les méandres des politiques d’État du lulisme en particulier, et du PT en général, qui, en essayant de contenir la crise par la conciliation, ont fini par l’accélérer. Tout cela est en jeu au Brésil.

RPD : Où va l’univers des partis brésiliens ? La structure du régime politique post-dictature est-elle en crise  ? Est-il possible d’entrevoir l’émergence de nouvelles articulations, d’un nouveau centre politique ou l’alliance Lula-Alckmin est-elle un simple calcul électoral ?

AB : Un rapide coup d’œil comparatif sur le régime des partis brésiliens montre de profondes différences par rapport au paradigme des forces politiques traditionnellement dominantes. Le principal changement est l’effondrement de la droite traditionnelle, représentée notamment par le PSDB (Parti de la social-démocratie brésilienne) – qui, avec Fernando Henrique Cardoso a gouverné le pays entre 1994 et 2001, et avec Mário Covas, José Serra et Alckmin a largement dominé la politique dans l’État de São Paulo pendant des décennies. Le PSDB a perdu une grande partie de sa base sociale au profit de l’extrême droite bolsonariste.

D’autres partis de la droite traditionnelle, comme le MDB (Mouvement démocratique brésilien) et les Démocrates, ont perdu de leur prestige, bien qu’ils continuent, comme le PSDB, à être forts dans les États de l’intérieur du pays. Les Démocrates ont été contraints de fusionner avec le PSL (Parti social-libéral), l’ancien parti de Bolsonaro, pour fonder União Brasil, qui, comme le MDB, n’a aucune perspective pour la présidence et mise tout sur des perspectives de croissance au sein du Congrès. Il s’agit d’un changement de paradigme. La polarisation des dernières décennies, qui a opposé le PT et le PSDB aux élections présidentielles, est maintenant dépassée. Même si Bolsonaro perd les élections, la base sociale de Bolsonaro continuera à être une force politique représentant environ 30 % de l’électorat, qui cherchera un nouveau candidat chez Bolsonaro lui-même ou chez un politicien parrainé par lui.

Un autre aspect de la structure politique brésilienne réside dans le poids de ce que l’on appelle le Centrão (le grand centre), des partis qui sont essentiels pour les votes et pour déterminer le budget au Congrès. Ces partis libéraux, sans dénominateur idéologique, ont toujours fait partie du système politique depuis les pactes de transition post-dictatoriaux de 1988. Ils ont fait partie de tous les gouvernements, du PSDB et du PT, depuis lors. Aujourd’hui, cependant, ils ont gagné en force avec le gouvernement Bolsonaro, qui leur a remis les clés du budget, de sorte qu’en échange du contrôle financier sur les fonds nécessaires pour gagner des voix dans leurs bastions électoraux, ils soutiendront Bolsonaro contre les accusations avérées de corruption et de gestion sanitaire criminelle dans la pandémie. Arthur Lira, président de la Chambre des députés au nom d’un parti du Centrão, le Partido Popular, est le principal allié de Bolsonaro et organise cet ensemble de partis comme une base gouvernementale.

Le politologue Sérgio Abranches, dans son livre sur le présidentialisme de coalition au Brésil, affirme que la stabilité du mandat présidentiel est directement lié au soutien de la coalition majoritaire, en particulier dans les moments de crise politique, et que l’absence d’accords pragmatiques rend les négociations autour de la coalition difficiles, soumettant le gouvernement à des crises politiques perturbatrices. Ce déséquilibre augmente avec la suprématie du Congrès sur la Présidence. On constate un net renforcement du pouvoir législatif vis-à-vis de l’exécutif qui, après avoir cédé le contrôle du budget fédéral à la Chambre des députés, négocie à des conditions désavantageuses avec les parlementaires qui profitent de la faiblesse de l’exécutif pour accroître leur crédit politique.

Cette transformation ne sera guère modifiée dans un éventuel gouvernement Lula-Alckmin, en tout cas pas sans d’importantes frictions avec le Congrès, qui a été chargé de mener toute la campagne anti-corruption Lava Jato en 2016, qui a abouti à la destitution de Dilma Rousseff et au coup d’État institutionnel. Le contrôle du Congrès par des partis tels que le PP, le Parti libéral (PL) de Bolsonaro et les Républicains (qui réunit des politiciens qui contrôlent les sommets des églises évangéliques), face à l’affaiblissement du PSDB et du MDB, ainsi que l’émergence d’União Brasil, reconfigure les cartes de l’échiquier des partis au sein des forces organiques du régime bourgeois.

Le PT s’est renforcé après l’énorme chute de 2016, où il a perdu plus de la moitié des municipalités qu’il dirigeait. Mais il dépend encore excessivement de Lula qui, s’il est élu, sera obligé d’utiliser le prestige de celui qui aura vaincu Bolsonaro pour essayer de trouver des personnalités qui pourraient lui succéder, sans avoir son charisme ni son lien symbolique avec le mouvement syndical et les mouvements sociaux. Ce prestige, il le tient de l’époque où il était président de la bureaucratie du syndicat des métallurgistes de l’ABC, la grande ceinture industrielle autour de São Paulo, au sein de laquelle il a joué un rôle clé pour contenir la poussée ouvrière et populaire à la fin des années 1970, et même pendant les années 1980. La dissolution du Parti Socialisme et Liberté (PSOL), dans le programme de coalition luliste avec la droite peut également ouvrir un espace pour de nouvelles forces à gauche, plus encore quand on sait que le PSOL pourrait intégrer un nouveau gouvernement Lula.

De ce point de vue, la discussion n’est plus la crise du régime de la Nouvelle République de 1988, mais la reconfiguration d’un nouveau régime politique sur ses ruines, qui conserve des caractéristiques importantes du régime précédent, comme le poids du Centrão. C’est ce que nous avons déjà souligné dans le livre que nous avons publié, Brasil : Ponto de Mutação. La coalition Lula-Alckmin n’est pas seulement un calcul électoral pour faire perdre Bolsonaro. C’est un pari du régime politique pour se re-légitimer après les opérations arbitraires et autoritaires qui ont porté l’extrême-droite au pouvoir. La mission de cette dernière était d’appliquer des ajustements structurels plus rapidement que ce que le PT était capable de faire. Mais, pendant le gouvernement de Bolsonaro, le régime politique a connu une usure extrêmement rapide dans l’opinion publique sous les coups, notamment, de crises provoquées par le président lui-même.

Pour résumer, la coalition de conciliation de classe du PT tente d’empêcher le mécontentement contre Bolsonaro de se manifester de manière indépendante et de se retourner contre les réformes ultralibérales ; la réconciliation du régime avec le PT, incluant le grand capital qui, en 2018, était politiquement avec Bolsonaro, est lié à l’objectif de poursuivre les attaques économiques menées par le gouvernement actuel. Alckmin a été élevé au rang de porte-parole du PT auprès des patrons pour s’assurer qu’un nouveau gouvernement Lula maintiendra la réforme du travail du putschiste Michel Temer, qui a succédé à Dilma Rousseff après sa destitution. Deuxièmement, la coalition cherche à re-légitimer ces acteurs économiques et le régime politique après des années d’attaques et de coups contre les conditions de vie de la population ouvrière et pauvre.

RPD : Que signifie le Brésil de Bolsonaro pour le secteur militaire qui a acquis une présence directe dans la vie politique ?

AB : Le bolsonarisme en tant que phénomène gouvernemental représente l’aggravation du retard économique et de la décadence du pays, le renforcement du caractère primaire de son économie, dédiée à l’exportation de produits agricoles et à l’extractivisme, fortement dépendante des capitaux américains et chinois. Son fondement est l’ultralibéralisme comme modus operandi, avec des ajustements structurels et des contre-réformes qui écrasent les travailleurs par la précarité, la faim et la misère. Du point de vue des oppressions, la haine des Afro-brésiliens, des femmes, de la population LGBTQI+ a également été renforcée.

Tout cet autoritarisme réactionnaire, qui a son corrélat dans l’arbitraire de la Cour suprême et du pouvoir judiciaire (qui s’oppose aujourd’hui politiquement à Bolsonaro, mais qui a orchestré et soutenu l’Opération Lava Jato, dans l’architecture du coup d’État institutionnel de 2016) s’exprime dans le poids que les militaires ont acquis dans le champ politique. Nous l’avons encore vu lors de la célébration du 7 septembre, la fête de l’indépendance du Brésil, où Bolsonaro, tout en se montrant soumis aux règles institutionnelles, a harangué sa base lors d’une journée de soutien électoral de poids, dans la rue.

Les généraux et les haut-gradés occupent des milliers de postes civils. On compte près de 8 000 militaires répartis à tous les niveaux du gouvernement, ce qui renforce le lobby international sur le marché des équipements militaires et accroît son contrôle sur le lucratif commerce des armes, ce qui explique l’appel du clan Bolsonaro aux « volontaires armés » au cours de la campagne. Ces généraux dominent les fonds publics des ministères, des entreprises publiques, des secrétariats de toutes sortes, avec de multiples privilèges dans un pays asphyxié par la faim et la pauvreté. Les généraux sont ceux qui ont donné naissance au Centrão pendant la transition négociée après la dictature militaire, pour imposer une digue réactionnaire contre les aspirations démocratiques des masses.

Comme l’explique le chercheur Pedro Campos dans son livre Estranhas Catedrais, les militaires ont été impliqués dans tous les principaux systèmes de corruption avec les entrepreneurs brésiliens entre 1964 et 1988, et sont toujours étroitement liés à ce schéma de détournement de fonds, d’attribution de postes et de privilèges dans la machine d’État, qui sont inhérents au capitalisme. Par l’intermédiaire de leurs porte-paroles au sein de la Cour militaire supérieure, ces généraux parlent en toute impunité des cas de torture documentés durant le régime militaire qui a duré, au Brésil, entre 1964 et 1985. Ainsi, la présence des militaires en politique est un aspect central de l’autoritarisme bonapartiste du nouveau régime, plus spécifiquement du bolsonarisme en tant que courant politique dans son intégration au régime, et qui sert les intérêts de l’impérialisme et du grand capital, les véritables maîtres du pays.

Lula a déjà admis « qu’il n’a pas de problème avec les militaires » et qu’il ne changera probablement pas trop la configuration qui donne aux généraux une grande marge de manœuvre pour participer à la politique. C’est-à-dire qu’il ne veut pas bouleverser l’un des piliers les plus réactionnaires du régime et répand le mythe d’une aile « démocratique » au sein des Forces armées.

Un programme sérieux de la gauche révolutionnaire, opposé à la conciliation avec la droite et les militaires « démocratiques » prônée par le PT, exige à l’inverse l’abolition de tous les privilèges matériels des militaires de haut rang, de leurs pensions à vie, de leurs salaires élevés, la fin des tribunaux militaires et la tenue de tous les procès par un jury populaire. Des mesures qui vont de pair avec l’abolition de la loi d’amnistie de 1979 qui doit permettre de mettre en accusation tous les civils et militaires responsables des crimes d’État pendant la dictature militaire.

RPD : Le secteur évangélique a connu un essor spectaculaire au cours des dernières décennies. Comment analyses-tu ce poids accru en politique ?

AB : Les organisations à la tête des Églises évangéliques ont acquis une importance politique en constituant l’une des principales bases de soutien à l’extrême droite bolsonariste. Elles ont marché aux côtés du bolsonarisme, en réaction au fort mouvement des femmes qui s’est levé ces dernières années (comme nous l’avons vu en Argentine avec la Marée verte), car elles considèrent les femmes comme un secteur social qui peut remettre en question leurs plans conservateurs et la domination patriarcale des Églises.

Comme je l’ai mentionné, des partis comme les Républicains ou le Parti social-chrétien, appartenant au Centrão, sont des représentations parlementaires des grandes Églises évangéliques, avec des pasteurs-politiciens millionnaires comme Edir Macedo et Silas Malafaia qui servent de piliers à Bolsonaro. Ils forment le Front parlementaire évangélique à la Chambre des députés, créé en 1990 par l’Église universelle du Royaume de Dieu, qui compte aujourd’hui 194 élus parmi les 513 députés. En comparaison, en 1986, seuls 33 évangéliques avaient été élus à l’Assemblée constituante. C’est un bloc hétérogène dans ses intérêts, mais responsable d’une attaque permanente contre les droits des femmes et de la population LGBTQI+, et impliqué dans de nombreux cas de corruption, comme on le voit avec l’ancien ministre de l’Éducation de Bolsonaro, Milton Ribeiro, qui a détourné l’argent de l’éducation publique pour favoriser, par le moyen de pots-de-vin, les mairies nommées par des pasteurs alliés.

Il est important de faire ici la différence entre les pasteurs millionnaires qui contrôlent l’« état-major » des conseils évangéliques, et les travailleurs évangéliques ordinaires, qui n’appartiennent pas aux milices fanatiques de l’extrême droite et n’ont ni les privilèges ni l’argent des hauts dignitaires de ces Églises. En raison de la situation économique dramatique, une fraction considérable des évangéliques pourrait finir par rompre avec Bolsonaro, contre les instructions des pasteurs : les sondages montrent que parmi les évangéliques, Bolsonaro continue d’avoir un avantage (46 % dans cet électorat), mais Lula grignote quelques points, avec 27 % des intentions de vote.

Bien qu’ils soient désormais associés au bolsonarisme, les sommets de ces Églises ont été soutenus par les gouvernements du PT de Lula et de Dilma, qui a même publié la tristement célèbre « Lettre au peuple de Dieu » lors de son premier mandat, abandonnant certaines des revendications élémentaires du mouvement des femmes comme le droit à l’IVG libre, légale et garantie par l’État. La défense de la séparation entre l’Église et l’État et la fin de la religion d’État sont des revendications démocratiques élémentaires, qui ne sont pas portées par le PT du fait de sa logique de conciliation, et qui doivent l’être dans le cadre d’un féminisme socialiste qui mène la lutte contre le capitalisme brésilien.

RPD : Quel rôle les mouvements sociaux et les syndicats ont-ils joué dans le gouvernement de Bolsonaro ? Dans quelle situation arrivent-ils dans ces élections ?

AB : Les directions bureaucratiques des syndicats et des mouvements sociaux au Brésil, majoritairement liées au PT, ont établi une trêve avec la bourgeoisie et le régime depuis le coup d’État institutionnel de 2016. De mémoire récente, l’un des moments charnière a été la trahison des centrales syndicales après la grève générale du 28 avril 2017 contre la réforme du travail de Michel Temer, annulant la continuité d’un plan de lutte pour renverser le gouvernement putschiste par la lutte des classes, aidant le régime à se recomposer et à gérer en interne ses frictions, sans que la classe ouvrière ne soit dans la rue.

Sous le gouvernement Bolsonaro, il n’y a pas eu de grèves nationales de la classe ouvrière, malgré les nombreuses contre-réformes et les ajustements ultra-libéraux, comme la réforme des retraites, l’austérité salariale, les nouvelles dispositions sur la précarité dans le Code du travail. Les bureaucraties ont gardé le silence lors de moments dramatiques comme l’assassinat des écologistes Bruno Pereira et Don Phillips par des hommes de main d’extrême droite, qui a provoqué un émoi international.

Au contraire, les bureaucraties syndicales de la CUT (liée au PT) et de la CTB (liée au PCdoB) ont imposé une pacification du mouvement de masse, ce qui a généré une impression déformée sur les capacités de contrôle des conflits sociaux par le régime. Plus les élections présidentielles approchent, plus les sondages indiquent la probabilité d’un triomphe électoral de Lula : rien ne peut faire dérailler cette victoire annoncée ni affecter les possibilités électorales ou le soutien à la liste Lula-Alckmin. Je rappelle qu’après les intenses journées de lutte de décembre 2017 en Argentine, contre la réforme des retraites du président de droite, Mauricio Macri, la bureaucratie syndicale péroniste de la CGT et de la CTA a établi une trêve avec le gouvernement de droite, avec le slogan « 2019 existe ». Entendez par là : « inutile de continuer à se mobiliser, attendez 2019 pour qu’arrive au pouvoir un gouvernement péroniste ». Au Brésil, la conception des bureaucraties liées au PT est très similaire : « attendez les élections et votez pour Lula, il sera intronisé président en 2023 ».

Si les gouvernements post-néolibéraux au Brésil et en Amérique latine au début des années 2000 ont été l’expression déformée d’un certain rapport de forces, de la lutte des masses contre les politiques néolibérales, au pouvoir, ils ont assuré la pacification des processus de mobilisation dont ils étaient issus, démobilisant les masses comme le souligne dans ses travaux le politiste Massimo Modonesi. Tout en faisant des concessions partielles et en reprenant des revendications issues des couches les plus populaires, ils ont effacé les éléments les plus radicaux et empêché l’émergence d’un sujet ouvrier agissant avec ses propres méthodes. Or ce mode de fonctionnement se poursuit aujourd’hui, même face à un gouvernement d’extrême droite.

RPD : Quid de la gauche radicale ?

AB : Comme je l’ai dit au début, il y a beaucoup d’enjeux pour la gauche radicale brésilienne dans ces élections, qui seront à la fois présidentielles, mais aussi nationales, au niveau des gouvernorats des États et au niveau du Parlement fédéral et des parlements régionaux. Elles sont marquées par la possibilité d’une importante réorganisation de la gauche radicale en raison de la crise du PSOL, qui a émergé en 2004 d’une rupture de parlementaires du PT et qui tend aujourd’hui vers une dissolution programmatique et organisationnelle dans le PT, en particulier dans le cadre de la campagne Lula-Alckmin.

Dans une large mesure, le PSOL relaie la fausse opposition que j’ai mentionnée entre « démocratie et fascisme » pour justifier son adaptation au PT et à sa politique de conciliation de classe. En outre, le PSOL a formé une « fédération de partis » avec un parti bourgeois, la Rede Sustentabilidade de Marina Silva (partisane du coup d’État institutionnel de 2016, financé par le capital financier et opposante au droit à l’avortement). Dans le cadre de cette fédération, le PSOL et la Rede sont obligés d’avoir le même programme et une ligne politique commune au Parlement pour les quatre prochaines années.

Ce virage à droite a entraîné le départ de figures parlementaires importantes du PSOL vers le PT ou encore le Parti socialiste brésilien d’Alckmin, et aussi des départs vers la gauche, comme un groupe important de militants et d’intellectuels, à l’instar de Plínio de Arruda Sampaio Jr. Cela témoigne du mécontentement de la base. Le PSOL a toujours été un parti large qui englobe des courants hétérogènes, sans délimitation stratégique entre réformistes et révolutionnaires et doté d’une direction éloignée de la lutte des classes et centrée sur les élections et le calendrier et les débats parlementaires. Ce projet est en crise ici, comme partout dans le monde.

En tant que Mouvement révolutionnaire des travailleurs (MRT), nous militons dans ces coordonnées nouvelles pour peser dans la réorganisation de la gauche révolutionnaire. Sur le terrain des élections, nous luttons pour l’unification des travailleurs avec une politique indépendante, qui affronte sérieusement Bolsonaro, les militaires et tout le régime du coup d’État, sans aucun soutien à la coalition Lula-Alckmin. Notre objectif est d’influencer le processus de regroupement de l’avant-garde pour faire émerger un projet politique socialiste et révolutionnaire qui dépasse le PT par la gauche. C’est le contenu des candidatures locales du MRT pour le Pôle Socialiste et Révolutionnaire. Pour cela, nous avons également lancé Esquerda em Debate, à la fois espace ouvert à l’ensemble de la gauche révolutionnaire et espace de débats et discussions avec d’importants dirigeants et des figures de la gauche radicale et révolutionnaire, des militants et des intellectuels, sur les orientations de la gauche dans le pays. Notre journal Esquerda Diario, le supplément théorique Ideias de Esquerda et les livres que nous publions à travers Edições ISKRA font également partie de cet effort théorique et politique.

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