L’armée envoyée en renfort face aux Gilets Jaunes

Derrière l’escalade sécuritaire de Macron, une difficulté persistante pour maintenir l’ordre

Juan Chingo

Derrière l’escalade sécuritaire de Macron, une difficulté persistante pour maintenir l’ordre

Juan Chingo

L’Elysée répond par l’escalade autoritaire et sécuritaire à la suite du fiasco qu’a été le maintien de l’ordre au cours de l’Acte XVIII des Gilets Jaunes, samedi 16 mars.

Atterrissage forcé

Avec le lancement du Grand Débat, l’exécutif avait réussi à circonscrire et à atténuer les éléments les plus prérévolutionnaires de la situation ouverte en novembre et qui avait connu ses points d’orgue début décembre. Ce changement dans la conjoncture a apporté de l’eau au moulin au discours lénifiant et satisfait de la Macronie : le mouvement des Gilets Jaunes était derrière nous, compte-tenu de la baisse du nombre de manifestants lors des derniers samedis, on se pavanait au ministère de l’Intérieur. Selon des sources sécuritaires proches du pouvoir, reprises sur Le Point le discours officieux consistait à dire, ces dernières semaines : « 40 000 ou 50 000 personnes. C’est quoi ? Rien. Il y a cinq mois, on ne s’y serait même pas intéressé ».

Le retour au réel a été dur. Le dernier acte de la mobilisation, samedi 16 mars, a été marqué, une nouvelle fois, la troisième depuis le début du mouvement, d’une perte de contrôle de l’espace public par les forces de répression. En témoignent les « dégradations » qui ont laissé des traces sur les Champs Elysées et les risques encourus par les forces de l’ordre. Comme l’a souligné Cécile Cornudet, dans Les Echos, « l’escapade d’Emmanuel Macron au ski ne serait rien si elle ne pouvait être lue comme une parabole. Comme celle du président monté trop vite dans les cimes avant d’être d’un coup ramené sur terre. En un week-end, la réalité a déchiré le rideau d’accalmie qui semblait flotter sur le pays. Des casseurs en gilets jaunes ont montré une rage intacte malgré le grand débat… Emmanuel Macron faisait le calcul que le succès du grand débat lui permettait de prolonger ce moment, et de retarder celui où il livrerait ses conclusions et définirait l’acte 2 de son quinquennat. D’ici au 15 avril, plusieurs autres débats (entre citoyens tirés au sort, dans les Assemblées, entre partenaires sociaux, avec des intellectuels ce lundi sur France Culture...) devaient permettre de "maturer" la réflexion, et de trouver une piste d’atterrissage programmatique acceptable par le plus grand nombre. Las. Ce week-end a pris le tour d’un atterrissage forcé pour l’exécutif. Les Gilets Jaunes l’ont contraint à réagir sur un terrain qu’il pensait derrière lui - la sécurité ». Pour le dire de façon plus directe, le bla-bla-bla gouvernemental n’a, en réalité, servi à rien.

Préparer les esprits à davantage de blessés et de mutilés, voire même à… des morts

Après le fiasco sécuritaire enregistré par le gouvernement la semaine dernière, un certain nombre de personnalités orbitant au sein ou en dehors du premier cercle présidentiel se radicalisent et assument leurs positions sans fard. C’est ainsi que, sur Franceinfo, Frédéric Péchenard, vice-président Les Républicains de la région Île-de-France, candidat LR aux européennes et ancien directeur général de la police nationale, a pu affirmer, après avoir avoir qualifié « tous » les gilets jaunes présents sur les Champs-Elysées lors de l’Acte XVIII d’« émeutiers » et de « délinquants », qu’il faudrait placer tout le monde en garde-à-vue et interdire les manifestations de Gilets Jaunes, que « le gouvernement a peur. Ils ont peur d’une bavure, ils ont peur d’un mort. Ils ont peur de donner des instructions qui permettraient à la police de reprendre le terrain. Le maintien de l’ordre à la française, c’est "pas de contact" parce qu’on ne veut pas de blessé, on ne veut pas de mort. Sauf que nous ne sommes plus dans une opération de maintien de l’ordre, nous sommes dans une opération anti-émeutes. Il faut avoir le courage politique de dire "ça suffit". ». D’autres représentants de la droite traditionnelle ont multiplié les propos de ce type au cours des derniers jours.

Lundi 18, néanmoins, Macron rencontrait, en soirée, soixante intellectuels qui n’ont pas renâclé à l’idée d’être reçus à l’Elysée, et ce alors même que Matignon venait d’annoncer la prise de mesures ouvertement liberticides contre les manifestants et la mobilisation. C’est ainsi que le « philosophe » Pascal Bruckner a pu demander à Macron, sans rougir, quand « Paris serait enfin débarrassé des Gilets jaunes ». Les manifestations du 16 mars, dans son discours étaient le couronnement un coup d’État qualifié d’anarcho-fasciste. Au sujet de la manif sur le climat, qui s’est déroulée en parallèle, il s’agit, à l’inverse, selon lui, d’une « nouvelle forme de mobilisation » constituée « de jeunes, de très jeunes », et considérée avec bienveillance par l’essayiste. Mais, selon lui, « rien ne dit qu’entraînés par l’exemple des Gilets jaunes, un certain nombre d’activistes ne vont pas se lancer à leur tour dans la destruction », a –t-il conclu devant Macron, inquiet pour l’avenir.

De son côté, Laurent Nuñez, le secrétaire d’État à l’Intérieur a affirmé que lors des prochains « actes » tous les manifestants mobilisés seraient considérés comme des « émeutiers ». Dans les couloirs des ministères et de préfectures, une nouvelle doctrine commence à prendre corps. Selon Le Parisien, au sommet du pouvoir, on s’apprête à « assumer que les forces de l’ordre fassent des blessés, voire pire. Même si un black bloc s’en prend une et finit tétraplégique ».

Un tournant symbolique et risqué : appeler l’armée à la rescousse

Le projet de Macron, pour les européennes du printemps, c’est d’apparaître comme le chef du parti de l’ordre. Ayant perdu tout contact avec cette fraction de l’électorat de centre-gauche l’ayant soutenu en 2017, l’idée est de gagner, de cette façon, une portion de la base des Républicains. Cependant, après l’acte XVIII, doublé sur sa droite et par les plateaux télé et la presse, et par Les Républicains, Macron a choisi de faire un pas important, en termes symboliques : désormais, il en appelle à l’armée pour participer au maintien de l’ordre lors des prochains actes.

Depuis 1921, année de création de la gendarmerie mobile, l’armée n’intervient pas, pour ce qui est du territoire hexagonal, dans les tâches de maintien de l’ordre. La seule exception sont les grèves insurrectionnelles, entre 1947 et 1948, dans les charbonnages, notamment, appelées par la CGT et le PCF après que ce dernier avait été débarqué du gouvernement De Gaulle. Cette vague de grève, accompagnée d’actes de sabotage très durs destinés à paralyser l’économie, va de pair avec une intervention brutale de l’armée, sur demande du ministre de l’Intérieur de l’époque, le socialiste Jules Moch et de Robert Schuman, à l’époque premier ministre. Les réservistes avaient alors été rappelés de façon à aider les CRS et les gendarmes mobiles à rétablir l’ordre.

Selon le pouvoir, les unités déployées devraient avoir pour mission de protéger et sécuriser les bâtiments officiels, de façon à permettre aux forces de police d’être redéployées sur le terrain. Le risque, néanmoins, est extrêmement grand. C’est ce que reconnaît un spécialiste de questions de défense et sécurité, Jean-Dominique Merchet, dans les colonnes de L’Opinion : « certes, Benjamin Griveaux a pris soin de préciser que "les militaires n’assureront pas de mission de maintien de l’ordre", mais cette précaution est très théorique. Que se passerait-il en effet si des manifestants parvenaient à contourner les forces de l’ordre ? Devant des bâtiments « sécurisés », ils se retrouveraient donc en face de militaires de l’armée de terre. Or, même s’ils opèrent dans un cadre légal de réquisition par le pouvoir civil, ceux-ci ne sont ni équipés, ni entraînés au maintien de l’ordre. Ils sont armés de fusils d’assaut, pas de matraques ou de lanceurs de balles de défense. Au début des années 2000, l’armée de terre, confrontée à des situations très tendues au Kosovo et en Côte d’Ivoire, s’était préparée au "contrôle de foules", un terme militaire justement choisi pour ne pas parler de "maintien de l’ordre". Les fantassins avaient alors reçu un équipement adéquat – dont des boucliers et des casques de protection – et s’entraînaient à manœuvrer face à des groupes hostiles. Il avait toujours été exclu de les employer sur le territoire national, avant que l’armée de terre ne renonce à ces techniques depuis une dizaine d’années. Les états-majors sont restés très hostiles à se voir confier une telle mission d’ordre public. Manifestement, l’exécutif ne leur a pas beaucoup demandé leur avis ».

Une difficulté persistante sur le front du maintien de l’ordre

Les politiciens bourgeois et les médias ont donc poussé des cris d’orfraies face au niveau de violence incroyable déployé par les Gilets Jaunes lors de l’acte XVIII, notamment par les Black Blocs. Si l’on regarde la situation d’un point de vue historique, il n’y a rien d’étonnant. Tout mouvement social génère, en effet, des actions « violentes » en réaction à la répression des forces de l’ordre et en tant qu’expression de la colère. Ce qu’il y a de nouveau, dans l’histoire, c’est que la bourgeoisie et ses partis avaient perdu l’habitude de ces mouvements de radicalisation, après des années, voire des décennies, d’institutionnalisation des manifestations et d’un engagement moindre, en termes de contacts, des forces de répression. Cependant, la mise en œuvre des contre-réformes néolibérales, notamment à la suite de la crise de 2008, a permis une rupture de plus en plus marquée de ce compromis dans la gestion des manifestations de rue. On avait pu en voir des signes avant-coureurs, déjà, au cours de la première lutte contre la Loi Travail, au printemps 2016.

Et quand bien même on tiendrait compte du fait que le mouvement des Gilets Jaunes continue à bénéficier d’un large soutien au sein de l’opinion, en dépit des hauts et des bas de la mobilisation, de ses fortes contradictions internes et de la façon dont les médias et le gouvernement ont instrumentalisé contre les GJ certaines scènes de violence, il continue à y avoir, de façon persistante, des difficultés importantes au maintien de l’ordre. Ces difficultés sont liées à des facteurs plus immédiats, à moyen et à plus long terme liés, dans ce dernier cas, à l’époque ouverte par l’offensive néolibérale dans les années 1980.

De manière conjoncturelle, mais très importante, l’affaire Benalla a généré des remous importants au sein de la préfecture de Police de Paris, la plus ancienne des « maisons de police » françaises, créée par Napoléon Bonaparte en 1800 et qui a toute autorité sur la capitale et la petite couronne. Le fait que l’affaire Benalla et que la crise des Gilets Jaunes se suivent et nous accompagnent, depuis plusieurs semaines, voire des mois, ne dit rien au hasard. Il s’agit-là de l’expression d’une crise au sein du personnel censé appliquer, sans sourciller, les ordres de l’exécutif. Mais comme le montre également le rôle absolument incroyable du Sénat dans l’affaire Benalla, cette dernière indique la profondeur d’une crise inédite au sommet de la V° République elle-même. Comme l’explique Le Monde, à la suite de la nomination du préfet de Police en remplacement de celui qui a joué le rôle de bouc-émissaire à la suite de l’acte XVIII, le nouveau-venu devra « lui-même s’appuyer sur une équipe amputée de membres importants depuis l’affaire Benalla. Laurent Simonin, le chef d’état-major, ainsi que Maxence Creusat, à la tête de la cellule Synapse – une unité chargée de surveiller les réseaux sociaux qui joue un rôle majeur dans la gestion de la crise des Gilets Jaunes –, ont été mis en examen pour avoir transmis illégalement des images de vidéosurveillance à l’ancien chargé de mission de l’Elysée et ont donc été mutés à d’autres postes ».

D’autre part, à moyen terme, et quand bien même il ne faut donner qu’un crédit tout relatif au récit policier en tant que tel, qui a pour but la défense de ses propres intérêts corporatistes, si l’on en croit le discours interne, les traces d’épuisement et de faiblesse se font ressentir davantage dans les rangs de la police, suscitée, à travers ses 150.000 hommes, pour la police, 95.000, pour la gendarmerie en raison de leur participation depuis cinq ans aux plans d’urgence et de surveillance anti-attentats, à l’état d’urgence, à la répression de la mobilisation contre la Loi El Khomri, sans même compter la participation à de grands événements comme l’Euro 2016 ou la mobilisation actuelle, qui dure depuis plus de quatre mois. « Depuis 2010, comme le souligne Carole Rousseau dans un documentaire qui va sortir sur C8, c’est entre 60 et 90 agents qui se donnent la mort, chaque année avec leur arme de service. Suicide, dépression, burn-out, les symptômes d’une police épuisée se multiplient. Conditions de travail précaires, sous-effectifs, rythme soutenu, la police semble être au bord de la crise de nerfs ».

Enfin, la logique comptable et court-termiste néolibérale est allée, y compris sur le terrain policier, contre toute idée de modernisation et de préparation au maintien de l’ordre lorsque cette question devient urgente et centrale, ce qui est le cas aujourd’hui avec les Gilets jaunes. Et quand bien même cet argument est avancé par les néo-conservateurs pour alimenter leur projet sécuritaire, on ne peut nier certains éléments de vérité sur cet aspect.

Les dérives de la Mission Sentinelle : il faut faire barrage à la dérive sécuritaire contre les droits démocratiques !

Comme nous l’avions dénoncé depuis le NPA et plus largement de l’extrême gauche, et à contre-courant du discours officiel, ce que l’on voit à l’œuvre, aujourd’hui, de façon très nette, c’est comment l’escalade dans les mesures anti-terroristes est utilisée, aujourd’hui, contre les mouvements sociaux. Face au saut qualitatif dans l’autoritarisme, comme en témoignent ce nouvel appel aux militaires de même que l’ensemble de l’arsenal d’interdiction et de restriction des manifestations, l’augmentation de la répression et des peines contre les Gilets Jaunes, ce dont nous avons besoin, aujourd’hui, c’est de la plus large unité possible en défense de nos droits démocratiques, qui est partie prenante du rapport de force. Les directions syndicales, le monde associatif, à commencer par la Ligue des Droits de l’homme devraient conduire un appel à une action urgente contre ces violations systématiques et inquiétantes de nos droits les plus élémentaires.

Le recours à l’armée est la conclusion logique du plan néolibéral de Macron. Comme le souligne, toujours dans le même article, Cornudet, « sa réponse désormais sera uniquement sécuritaire : il n’y aura plus de gestes politiques envers les "gilets jaunes" ». Ce tournant répressif et autoritaire ne sera jamais utilisé contre les soi-disant « casseurs » mais il a pour objectif de battre en brèche et de faire plier les Gilets Jaunes, d’une part, et, dans un second temps, préparer les esprits et créer un climat de peur en vue de la poursuite des réformes réactionnaires que devrait mettre en place le gouvernement, sur la question des retraites, notamment, et qui ne manqueront pas de susciter une vive opposition. C’est en ce sens que le combat contre l’escalade répressive actuelle ne concerne pas uniquement les Gilets Jaunes mais, plus largement, l’ensemble des travailleurs.

Après les premiers éléments sérieux de lutte de classe, à la suite de plusieurs décennies de « calme », l’Etat bourgeois a montré des signes de faiblesse. Le bonapartisme aveugle de Macron a ouvert davantage de brèche dans le régime V° républicain qu’on n’en voyait avant son arrivée au pouvoir. Mais si le mouvement de masse ne défend pas, pied à pied, ses droits, et s’il n’utilise pas, en sa faveur, les brèches existantes au sein de l’appareil de répression de l’Etat tout comme la perte de légitimité de l’exécutif, la fenêtre d’opportunité qui s’est ouverte avec le soulèvement des Gilets Jaunes pourrait se refermer plus tôt que prévu. C’est en ce sens que l’appui passif n’est pas suffisant. Il faut passer à l’offensive.

Crédit photo : JohanPx Photographie

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