Derrière les mythes et du côté des insurgé.es

Colonies en révolution, entretien avec Marc Belissa

Marc Belissa

Colonies en révolution, entretien avec Marc Belissa

Marc Belissa

On croit souvent, à tort, que les rébellions d’esclaves dans les colonies et la révolution haïtienne seraient la conséquence presque mécanique de la prise de la Bastille.

[Ill. Saint-Louis Blaise (1956-1995), « Préparation pour la Proclamation au Peuple de L’Acte de L’indépendance » (1994), Haitian Art Society/Matt Dunn]

On croit souvent, à tort, que les rébellions d’esclaves dans les colonies et la révolution haïtienne seraient la conséquence presque mécanique de la prise de la Bastille. C’est méconnaître une histoire connectée, transatlantique, faite de tensions et de crises dans laquelle « patriotes », « libres de couleurs » et esclaves affrontent avec leurs propres méthodes les représentants du pouvoir colonial et esclavagiste.

Maître de conférences émérite et directeur de recherches en histoire moderne à l’Université de Paris-Nanterre, Marc Belissa est spécialiste de la période de la Révolution française. Dans son nouvel ouvrage, paru à La Fabrique La Révolution et les colonies, il analyse à la fois les racines du fait colonial et les ressorts de sa contestation au moment d’une Révolution qui ne saurait se limiter à sa stricte dimension hexagonale ni se prévaloir d’une dimension univoque. Débats, tensions et affrontements dans les colonies et sur la question coloniale parcourent ainsi l’ensemble de la période que l’historien balaye dans cet ouvrage riche en enseignements. Dans cet entretien pour RPDimanche, il revient sur quelques-unes des pistes qu’il explore au fil des pages de cet essai passionnant.

Julien Anchaing (JA) : D’où viennent la prise de conscience et la nécessité d’une politique coloniale et impériale en France ?

Marc Belissa (MB) : Les Français sont arrivés sur le terrain colonial en même temps que les Anglais, au milieu du XVII° siècle, bien après les Espagnols et les Portugais. Les premières tentatives de conquête ou d’implantations coloniales ont été le fait d’initiatives d’aventuriers ou de compagnies ayant obtenu un privilège royal. À partir du dernier tiers du XVII° siècle, la monarchie tente de récupérer ces initiatives en les systématisant et en légiférant sur les colonies. D’où le fameux Édit de Colbert de 1685 (dit le Code Noir malgré le fait qu’on n’y parle jamais de la couleur de la peau des esclaves) qui légifère sur le sort des personnes, « ingénues » (libres) et esclaves et sur les devoirs de chacun.

Les colonies « françaises » sont en fait des parties du domaine royal et ne sont pas des « provinces françaises ». Jusqu’au milieu du XVIII° siècle, la notion « d’Empire » est très peu présente dans les textes français (elle est bien plus présente chez les Anglais), le terme « Empire colonial » n’est d’ailleurs jamais utilisé. Pourtant depuis la fin de ce que l’on appelle la guerre de Succession d’Espagne (1701-1714), la monarchie a pris conscience du fait que les colonies royales doivent être vues dans une perspective géopolitique « mondiale » dans le cadre de la lutte contre les autres puissances coloniales et notamment l’Angleterre. Ce n’est qu’après la défaite française dans la guerre de Sept Ans (1756-1763) à l’issue de laquelle Louis XV perd presque toutes ses possessions en Amérique du Nord et en Inde qu’une forme de pensée impériale et géopolitique se fait jour dans les bureaux de la Marine à Versailles. Des archives coloniales centralisées sont mises en place, un Bureau spécifique s’en occupe, on le confie à un colon de la Martinique nommé Dubuc, on uniformise les règlements commerciaux et militaires notamment, bref on « impérialise » les colonies. Ce processus n’est d’ailleurs pas achevé quand éclate la Révolution française en 1789.

JA : La construction des possessions coloniales françaises est accompagnée d’une appropriation de l’esclavage mis en place par les Espagnols et les Portugais. Qu’est-ce que le préjugé de couleur et quand apparaît-il en France ?

Les premiers esclaves arrivant dans les colonies « françaises » y sont amenés par les Espagnols au début du XVII° siècle. Peu à peu une traite des esclaves s’organise depuis les ports français (notamment Nantes et Bordeaux comme principaux points de départ des expéditions) avec pour points d’appui les îles de Gorée et la ville de Saint-Louis au Sénégal mais aussi sur la côte orientale de Madagascar pour les esclaves à destination des Mascareignes (Réunion et Maurice actuelles). On estime à 1,3 ou 1,7 millions le nombre d’esclaves « traités » par des navires français. Le boom du sucre et du café au début du XVIII° siècle rend nécessaire l’importation de masses d’esclaves de plus en plus grandes, d’une part parce que l’espérance de vie des esclaves au travail est basse (environ dix ans), mais aussi parce que la culture du sucre exige une très importante main-d’œuvre. En 1789, par exemple, on estime qu’il y a à Saint-Domingue (actuel Haïti) environ 500 000 esclaves sur une population totale de 550 000 personnes environ. La proportion des libres par rapport aux esclaves est donc de 1 à 10… On comprend pourquoi le risque d’une insurrection générale terrorisait les colons…

Contrairement à une idée répandue, ce n’est pas le « racisme » qui produit l’esclavage mais l’inverse. Le « racisme », en tant que « représentation » est un phénomène historique qui a beaucoup évolué dans le temps (le terme n’apparaît d’ailleurs que dans les années 1920). Avant la fin du XVII° siècle, les engagés européens « blancs » étaient traités de la même manière que les esclaves « noirs ». Par ailleurs, du fait de la disproportion entre les hommes blancs et les femmes blanches, le métissage était quasi généralisé dans les colonies « françaises ». Il ne choquait pas grand monde et même les prêtres n’hésitaient pas à marier des « blancs » et des femmes « noires » qui étaient « émancipées » par leurs propriétaires (le contraire était rarissime). Mais avec l’explosion du nombre de métis libres (les maîtres pouvaient émanciper leur descendance esclave), les sociétés coloniales ont progressivement érigé ce que les contemporains appelaient la « barrière de couleur » ou le « préjugé de couleur ». Il fallait impérativement créer des « castes » se superposant au clivage ingénu/esclave pour distinguer le monde des maîtres « présumés blancs » de celui des « mulâtres » et des esclaves. À la fin du XVII° siècle apparaissent alors des mentions de la présumée couleur de peau des individus dans les recensements. On « invente » le « Blanc », le « Noir » et le « Métis » comme caractéristiques socioraciales. Ce processus s’accélère et se rigidifie au XVIII° siècle. On définit alors les individus plus seulement selon leur statut juridique (ingénu ou esclave) mais en fonction de leur couleur de peau présumée. Un « Blanc » est déclaré tel par la société et les autorités même si sa peau est foncée (car il a un ou plusieurs ancêtres noirs ou métis), de même tel « Mulâtre » peut, si sa peau est suffisamment claire, se faire enregistrer comme « Blanc » et se faire appeler « Sieur ». La couleur de la peau n’est donc pas une essence « biologique » mais une construction sociale qui évolue avec le temps. Ce n’est qu’au tout début du XIX° siècle (sous le Consulat de Bonaparte) qu’apparaissent les premières théories raciales biologiques à prétention scientifiques qui se développent par la suite avec le succès que l’on sait.

JA : On aurait tendance à penser que la révolution française de 1789 aurait provoqué les révolutions coloniales. Pourtant la révolution haïtienne n’est pas selon vous le simple résultat de la diffusion des idées de la Révolution Française. Vous défendez notamment l’idée que la révolution haïtienne a elle aussi eu un impact international. Pourriez-vous nous en dire plus ?

MB : Pendant longtemps, il était courant d’expliquer que les révoltes et révolutions coloniales dans les Antilles et dans l’Océan Indien étaient un sous-produit de la Révolution métropolitaine qui commence en mai 1789. En réalité, les tensions économiques, politiques, « raciales » et sociales entre planteurs, « petits blancs », « libres de couleur » et esclaves étaient déjà explosives depuis fort longtemps et des révoltes localisées s’étaient produites à peu près partout dans les colonies « françaises » avant 1789. En Martinique une première révolte d’esclaves s’est produite avant même l’arrivée de la nouvelle de la prise de la Bastille !

Dans mon livre, j’ai essayé de montrer que les révoltes et révolutions coloniales (réussies ou réprimées) avaient des causes à la fois endogènes et exogènes. La Révolution en métropole et ses conséquences européennes (la guerre contre toutes les autres puissances coloniales à partir de 1793) ont évidemment eu un impact majeur sur l’évolution de ces révoltes et révolutions coloniales mais la Révolution française n’a pas été le « déclencheur » des révoltes coloniales. Évidemment, la proclamation de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen le 26 août 1789 a été un coup de tonnerre pour les planteurs esclavagistes. Ils la décrivent comme « la terreur des colonies » ! Ils ont tout essayé pour en empêcher sa diffusion dans les colonies mais sans succès. Les esclaves qui se révoltent dans la Province du Nord de Saint-Domingue en août 1791 n’ont sans doute pas « lu » intégralement cette Déclaration mais des bribes circulaient, les rumeurs également, quelques blancs « philanthropes » l’ont fait connaître, des « libres de couleur » également. La circulation des rumeurs, des nouvelles (et des symboles comme la cocarde tricolore ou les arbres de la liberté) était extrêmement intense dans l’espace caraïbe et c’est par ces canaux que les idées et les pratiques révolutionnaires métropolitaines se sont répandues dans les colonies. Les populations coloniales ne les ont pas « appliquées » mais les ont combinées avec leurs propres traditions de résistance à l’ordre esclavagiste et racial.

La Révolution à Haïti a terrorisé tous les colons des Caraïbes et toutes les puissances coloniales européennes Pour la première fois, une révolte servile devenait générale, s’implantait, s’organisait et surtout proposait un modèle de société sans esclavage ni « préjugé de couleur ». L’abolition de l’esclavage d’abord par Sonthonax et Polverel—les envoyés de la France à Saint-Domingue— en août 1793, puis la confirmation de cette abolition par la Convention nationale en février 1794 ont été des coups de tonnerre dont le retentissement a été mondial, même si l’application a été très difficile (dans les Mascareignes, les colons ont réussi à empêcher sa mise en œuvre). Certes, l’abolition n’a pas provoqué une extension des révolutions coloniales dans les colonies hispaniques ou anglaises mais elle a obligé les autorités de ces colonies à restructurer et à repenser le système esclavagiste. Elle a surtout montré qu’une abolition immédiate et non progressive était possible. La tentative de rétablissement de l’esclavage impulsée par les colons et Bonaparte à partir de 1800-1802 a réussi en Guadeloupe mais a échoué de manière spectaculaire à Saint-Domingue avec la proclamation de l’indépendance d’Haïti en 1804. Les anciens esclaves, les troupes « bigarrées » de Toussaint-Louverture, puis de Dessalines ont infligé l’une de ses pires défaites à Napoléon Bonaparte.

JA : Quel a été le rôle du parti colonial, notamment constitué par des grands propriétaires terriens des colonies françaises, lors de la Révolution Française ?

MB : La « classe » des planteurs ne constitue pas un groupe entièrement homogène. Les très grands propriétaires sont souvent « absents ». Ils vivent en métropole et y touchent les revenus de leurs domaines. D’autres vivent dans les colonies et se considèrent comme des « créoles » (tous les habitants nés dans les colonies par opposition aux « Africains »). Avant même la Révolution, les grands propriétaires — bien qu’étant en conflit avec les armateurs et les commerçants des ports de l’Atlantique au sujet des réglementations commerciales (« L’Exclusif ») — sont unis avec eux quant à la question du maintien de l’ordre esclavagiste. Tous ces acteurs constituent un solide groupe de pression (« le lobby colonial ») introduit dans les ministères de la Marine et en général dans le gouvernement royal. Ils ont également organisé un réseau de correspondants dans les ports de l’Atlantique et dans les colonies, en relation avec le club Massiac à Paris. Ils sont riches et n’hésitent pas à utiliser la presse pour défendre la « nécessité de l’esclavage » au prétexte que le commerce colonial ferait vivre plus de six millions de Français (ce qui est un chiffre totalement inventé par le lobby).

Face à la Révolution, la tactique de ce lobby va être d’infiltrer les nouvelles institutions et notamment l’Assemblée Constituante dès le Serment du Jeu de Paume en juin 1789, puis l’Assemblée Législative à partir de septembre 1791. Ils possèdent au sein de ces assemblées des relais efficaces comme Barnave, un des dirigeants des « patriotes » de 1789 et un des fondateurs du club des Jacobins (dont il sera exclu en mai 1791 justement à cause de ses positions en faveur des planteurs). Ils peuplent les comités parlementaires chargés des colonies. L’argumentaire des esclavagistes est avant tout économique, les arguments « racistes » sont peu présents, le « préjugé de couleur » étant quasiment inconnu en métropole. Mais ils insistent tout de même sur la nécessité de la « barrière de couleur » pour exclure les « libres de couleur » des droits de citoyens.

À la chute de la monarchie, le 10 août 1792, une grande partie des membres de ce lobby passe à la contre-révolution et/ou émigre à l’étranger. Une autre partie rejoint l’Angleterre pour y organiser la contre-révolution avec l’aide du gouvernement de Pitt, le Premier ministre anglais, d’autres encore continuent à agir dans le cadre de la guerre civile —commencée dans la plupart des colonies depuis 1790-1791 qui oppose « aristocrates » et « patriotes » mais aussi entre « Blancs », « libres de couleur » et anciens esclaves. L’action du lobby esclavagiste se poursuit de manière clandestine. Sous la Convention, certains colons infiltrent le club des Jacobins et intriguent auprès du Comité de Salut Public mais ils sont démasqués et presque tous arrêtés en mars 1794. A chaque poussée radicale du mouvement populaire, les colons sont obligés de faire profil bas mais ils redressent la tête dans les périodes de réaction comme en 1796-1797 sous le Directoire où ils tentent de faire abroger l’abolition de l’esclavage. Le Directoire reste pourtant ferme sur cette question. Avec le coup d’État de Brumaire an VIII (novembre 1799), le lobby colonial revient en force dans les couloirs des ministères et auprès de Bonaparte. C’est ce qui explique, entre autres, sa décision de rétablir l’esclavage et la traite en 1802. Il réussit « pacifiquement » en Guyane, de manière sanglante en Guadeloupe (un dixième de la population noire aurait été exterminé) mais il échoue à Saint-Domingue qui devient Haïti en 1804.

Le « lobby colonial » doit également faire face à une opinion patriote favorable à l’abolition de la traite et/ou de l’esclavage et même d’un mouvement contestant la légitimité de la colonisation. Ce mouvement — minoritaire en 1789 — est en partie l’héritier des critiques de l’esclavage et de la colonisation des Lumières (par exemple chez Montesquieu, Diderot ou Rousseau). Par la suite, après la chute de la monarchie le 10 août 1792, ce courant se renforce malgré les difficultés. En 1793, la Commune de Paris et le club des Jacobins sont en pointe dans le combat contre les colons esclavagistes et pour la défense des anciens esclaves. Parmi les grandes figures de la Révolution, Grégoire, Marat, Danton et Robespierre ont pris des positions antiesclavagistes et même anticoloniales. Il faudrait là aussi un long développement pour expliquer comment s’est constituée et développée cette opinion radicale qui a abouti à l’abolition de l’esclavage le 16 pluviôse an II (4 février 1794), mais pour cela, il faudra lire le livre… !

[Propos recueillis par Julien Anchaing]

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