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Un violeur à la une ?

Colère. Pour le 8 mars, Libération met la lettre d’un violeur à l’honneur

Ce lundi, le quotidien Libération fait le choix éditorial de publier la lettre d’un violeur. Pire, le journal en fait sa une pour le 8 mars, journée internationale de lutte pour les droits de femmes, et se défend face aux multiples réactions qui pointent la violence et l’indécence d’une telle décision. En pleine libération de la parole des victimes ouverte par #MeToo, cette publication est une véritable insulte à toutes celles qui veulent briser l’omerta sur les violences sexistes et sexuelles.

Adèle Chotsky

9 mars 2021

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Parole de violeur en une d’un quotidien national à l’occasion du 8 mars, journée internationale de lutte pour les droits des femmes. « Libération » a publié ce lundi sur une double page la lettre d’un homme, qui se reconnait lui-même violeur, intitulé « J’ai violé. Vous violez. Nous violons ». Face aux vives critiques qui se sont élevées dès la publication ce dimanche matin d’un tweet annonçant la une du lendemain, Libé répond le soir même en publiant un « making of » qui prétend « présenter les circonstances de cet article » en introduction du texte.

Malgré ces pseudo précautions et cette contextualisation – bien légère, on y reviendra – cet article est et reste une véritable provocation, un énorme crachat au visage de toutes celles qui ont subi des violences sexuelles, qui ont dû (sur)vivre par la suite et qui ont osé parler ou au contraire ont encore peur de témoigner. En plus du contenu de la lettre, un texte qui sous couvert de prise de conscience est finalement très représentatif de l’impunité dont bénéficient les violeurs, ce sont également le paratexte qui l’introduit ainsi que le choix de la mettre en valeur un tel jour qui posent problème.

Publier la lettre d’un violeur le 8 mars : un acte politique

Libération publie donc cette lettre d’un jeune homme de 20 ans, Samuel, qui raconte avoir violé son ex-copine. Le journal affirme que la victime du viol, A., à l’origine du mouvement de libération de la parole à Science-Po Bordeaux et aujourd’hui hospitalisée pour dépression, a donné son consentement à la publication, a été soulagée par ces aveux et a publié en parallèle un autre article.

Le fait que certaines personnes victimes de viol puissent être soulagées par les aveux de leur agresseur est indéniable, il ne s’agit pas de le remettre en question. Voir, comme en témoigne A., « le mot ‘‘viol’’ écrit noir sur blanc. » Elle ajoute : « Mon violeur reconnaissait ce qu’il m’avait fait. Samuel reconnaissait m’avoir détruite ».

Bien plus discutable est la démarche de Libération, qui même dans cet article qui se présente au départ comme consacré à la parole de la victime, en remet une couche en citant de nouveau abondamment la lettre de l’auteur du viol.

Toute l’introduction qui accompagne cette lettre est également de cette teneur. Quelle première phrase pour introduire le texte d’un homme coupable de viol ? « C’est un texte fort et dérangeant » répond Libé, tout à sa complaisance. Et d’encenser « la force intellectuelle, la fougue de ce texte ».

Donner la parole, à une échelle nationale et sans appareil critique, à ceux qui affirment avoir violé aurait été, à n’importe quelle date, une démarche très contestable. Le faire le 8 mars, relève carrément de la provocation pure et simple. Affirmer que tout va bien parce que cela est fait « avec le consentement de la victime » est une insulte à toutes les victimes qui, pour certaines, retrouveront dans ce texte la rhétorique de leur agresseur.

« Donner la parole » aux violeurs ?

Comment prétendre « donner la parole » aux violeurs et agresseurs sexuels lorsque ceux-ci s’expriment tous les jours, à toute heure et en toute impunité dans les médias ? Réalisateur, journaliste, présentateur, homme politique : la parole des violeurs est omniprésente. Lorsque, accusé de viol, l’ex-présentateur de JT Patrick Poivre d’Arvor se victimise à la télévision. Lorsque Gerald Darmanin, accusé de viol, d’abus de confiance et de harcèlement sexuel est ministre de l’Intérieur et s’exprime à toute heure du haut de son titre de premier flic de France. Lorsque Roman Polanski, accusé d’agressions sexuelles et viols par plusieurs femmes reçoit trois Césars dont un du meilleur film et continue d’être défendu par une grande partie du milieu du cinéma. Pas besoin de l’ouvrir, la parole est grande ouverte. Et c’est un véritable monologue qui va toujours dans le même sens. Une question peut être posée : de façon moins racoleuse, est-il possible de collecter et de lire des témoignages de violeurs ?

L’article que publie Libé n’est pas un simple témoignage, c’est une tribune. Celle d’un homme qui vient donner des leçons en allant jusqu’à envoyer sa lettre à un quotidien national. Une parole décontextualisée et mise sur un piédestal. Sur Twitter, la chercheuse en justice criminelle Gwenola Ricordeau, autrice de Pour elles toutes : femmes contre la prison qui a été amenée à interviewer des hommes condamnés à de la prison pour viol, relève l’absence de perspective critique vis-à-vis de ce texte.

Cette publication, en fait, n’apporte rien. Malgré les prétentions qu’elle se donne, elle n’amène ni à comprendre, ni ne contribue à changer quoi que ce soit. Libé écrit en préambule que « l’auteur décrit avec précision les déterminants personnels, culturels et sociaux qui ont participé à la commission de son acte » et affirme que « Dire qu’il donne le point de vue du violeur n’est que partiellement vrai. Sa réflexion vise à nous interpeller ».

Cela revient à dire que lui a la capacité de s’extraire de la situation, de ne plus donner un point de vue seulement d’un protagoniste d’un crime mais un point de vue extérieur et objectif. Comme si, les « déterminant personnels, culturels et sociaux qui ont participé à la commission de l’acte » n’étaient pas précisément dénoncés et analysés depuis des années par des militantes et intellectuelles féministes. Des féministes qui ont passé au crible et étudié ce continuum de violence qui trouve son aboutissement dans le viol, le contexte économique social et culturel qui façonne des générations de violeurs et qui perpétue les violences sexistes et sexuelles. Un homme coupable de viol les recrache dans un longue envolée lyrique : applaudissement de Libé.

Cette lettre n’est ainsi rien d’autre qu’une justification, une de plus, qui servira très probablement à l’accusé pour se défendre lors de son procès, comme relevé par Valérie Rey-Robert, autrice de Une culture du viol à la française (éditions Libertalia) en appuyant sur les motivations qui peuvent pousser un violeur à s’exprimer ainsi dans Libération.

Certains nous rétorquent « mais lisez donc l’article avant de vous offusquer, cet homme reconnaît les fait et ne se victimise pas, il explique ce qui l’a conduit à son acte ». En réalité il y a bien une victimisation de l’auteur du viol dans cette tribune, qui ne peut pas s’empêcher de centrer la discussion avant tout sur lui, ce qu’il ressent, ce qu’il traverse… ce qui crée un sentiment d’empathie voire d’attendrissement à son égard. Comme l’a dénoncé Caroline de Haas, cette lettre " ne décrypte pas les mécanismes de déresponsabilisation des auteurs, mais les met en œuvre",

L’aplomb des dominants

Il y a un très fort biais de classe dans cette lettre et la façon dont elle est perçue et mise en valeur par la rédaction de Libération. Le point commun de Samuel, 20 ans, coupable comme il l’affirme lui-même de viol, avec tous les violeurs et leurs défenseurs qui inondent les plateaux de télévisions, les émissions de radios, les tribunes pour défendre « la liberté d’importuner » actuellement, c’est qu’il possède tous les codes pour être entendu et écouter. Il s’exprime bien, il sait manier le langage, user de métaphores et même reprendre à son compte des termes des discours féministes tels que « masculinité toxique » ou « culture du viol ». Sans doute lui aussi à Science-Po, peut-être vise-t-il comme ceux qui l’ont précédé une carrière d’homme politique ou de journaliste. Pour cela, il ne rencontrera aucun obstacle. La lettre où il reconnaît le crime qu’il a commis est déjà louée pour sa « force intellectuelle », « sa fougue » par ceux qui la publient.

Il parvient même à réutiliser les analyses féministes pour leur faire dire l’exact inverse d’un projet émancipateur qui transformerait la société : celle d’un statu quo où « Nous sommes tous responsables ». Si c’est toute l’humanité qui est coupable, nous sommes tous dans le même bateau. Agresseurs et victimes, oppresseurs et opprimé.e.s, dominants et dominé.e.s, exploiteurs et exploité.e.s. Telle est la logique, en somme de cette lettre. Celle de se dédouaner et de relativiser en faisant porter le chapeau à l’ensemble de la population. Ce qui est exactement le mécanisme des discours dominants dans leur ensemble qui nous sont régulièrement servis sur tous les sujets et qui consiste à blâmer un « nous » flou et vaste pour gommer les mécanismes de domination et d’oppression, pour effacer la violence d’un système capitaliste et patriarcal profondément inégalitaire qui engendre ces oppressions.

La légèreté avec laquelle est traitée ce texte par Libé contraste également avec les mille précautions prises, tant par une justice sexiste et patriarcale que par les médias lorsque c’est la parole de la victime qui tente de s’exprimer. Rappelons-nous tous les rappels à la « présomption d’innocence », les éditorialistes et politiques s’étranglant face au risque de « tribunal populaire et médiatique » dès le début de la vague de témoignage regroupés sous le hashtag #MeToo. Songeons aux réactions indignées qu’auraient suscité la publication d’une lettre titrée « Untel, tu m’as violée ».

La publication de cette lettre par Libération démontre une fois de plus les mécanismes de la société profondément sexiste et patriarcale dans laquelle ces violences trouvent leurs sources. Il est plus que jamais urgent de la renverser.


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