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Bardudos, ouvriers et paysans…

Brève histoire de la Révolution cubaine (I)

« Vous pouvez me condamner, dit le jeune Fidel Castro à ses juges lors de son procès pour l’assaut manqué contre la caserne Moncada de Santiago de Cuba, le 26 juillet 1953, l’Histoire m’absoudra ». L’Histoire n’est pas un tribunal. Elle s’écrit, a posteriori, sur la base de faits objectifs, mais à partir d’un point de vue social. Subjectif. Tout dépend de l’angle d’attaque. Tout dépend de la classe à partir de laquelle on la raconte. Tout est affaire, par la suite, de casting, de montage, de mise en récit, comme dans un film. Les impérialistes ou les renégats de la révolution ont écrit l’histoire cubaine comme on le sait. Le castrisme, au pouvoir, a créé sa propre légende : d’abord à partir de l’épopée des guérilleros barbus de la Sierra Maestra, à l’aune, après 1968, du canon soviétique du socialisme qui n’avait de réel que le nom. Les masses, elles, qui ont écrit la révolution cubaine, en sont comme expropriées. Et pourtant, l’Histoire ne leur a pas donné tort : on a toujours raison de se révolter, contre les puissants, les possédants, les oppresseurs. Ce sont néanmoins ces masses, mobilisées et conscientes, qui sont les grandes absentes des reconstitutions historiques qui ont refait florès, dans la presse et les médias, après la disparition de l’ancien chef de l’Etat cubain qui s’est éteint vendredi soir à La Havane. Raison de plus pour reconstruire, de notre point de vue, la trajectoire de la dernière révolution victorieuse du XX° siècle.

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Héritage

Cuba, au milieu du siècle dernier, charrie avec elle toutes les tares du colonialisme. C’est l’un des derniers territoires de la couronne espagnole à s’être émancipé, avec Puerto Rico, les Philippines et les îles Guam, en 1898. L’île est également la pointe avancée de la première vague d’extension extérieure du capital étatsunien qui prend pied dans les Caraïbes, à l’Est, et dans le Pacifique, à l’Ouest, commençant ainsi à marquer le champ de son expansion impérialiste.

Malgré son indépendance formelle en 1898 qui advient après deux guerres de libération extrêmement violentes contre Madrid, Cuba conserve l’essentiel des traits hérités du colonialisme espagnol : une structure foncière inégalitaire et une sédimentation sociale qui se superpose à une hiérarchisation raciale de la société cubaine. La traite négrière a en effet trouvé chez les grands propriétaires des domaines sucriers de l’île des clients demandeurs d’un flux d’esclaves qui n’a jamais cessé de croître entre la fin du XVIII° et la première partie du XIX°. L’esclavage, à Cuba, n’est définitivement aboli qu’en 1886.

Les Nord-Américains, qui ont « aidé » les patriotes cubains à se débarrasser du joug espagnol, mettent en place, après 1902, des gouvernements fantoches qui répondent davantage à la politique que leur dicte la représentation étatsunienne à La Havane et aux intérêts des capitaux américains sur l’île qu’à qui que ce soit d’autre. Et lorsque cela ne suffit pas, les Etats-Unis n’hésitent pas à intervenir militairement en vertu de l’Amendement Platt qui officialise le droit d’ingérence du grand voisin du Nord. Son abrogation, en 1934, ne met pas un terme à la présence militaire américaine puisque Washington maintient, alors, sa base navale permanente de Guantanamo, dans l’Est de l’île.

Batista

Au milieu des années 1950, Cuba n’est qu’une fiction de pays. A la fois bordel, base navale et centre de blanchiment des opérations financières de la mafia étatsunienne, le garant des intérêts américains s’appelle Fulgencio Batista. Ce simple sergent-dactylo de l’armée cubaine devient, avec la bénédiction de l’envoyé spécial de Washington à La Havane, Summer Welles, l’homme fort du pays dès 1934.

En 1952, il consolide ultérieurement son pouvoir par un coup d’Etat. « Batista est peut-être un fils de p***, aurait dit à son propos le président Eisenhower, mais c’est notre fils de p*** ». Indépendamment de la véracité de l’anecdote, puisque, selon certains historiens, la phrase aurait été aussi prononcée par d’autres présidents américains en exercice tout aussi bien en 1934 pour soutenir la dictature de Somoza, au Nicaragua, que, plus tard, celle de Trujillo, en République dominicaine, elle donne une idée des rapports qu’entretient Washington avec le personnage. Face à lui, les partis politiques traditionnels, y compris le PC cubain, rebaptisé Parti Socialiste Populaire (PSP), ultra-staliniste et partisan du modérantisme et de la voie électorale, sont d’une complète passivité.

C’est donc au sein de la jeunesse, notamment du côté des étudiants, que se structurent les premiers foyers de contestation radicale contre la dictature en direction de qui Washington réitère, dans un premier temps, un franc soutien. « Batista amène la démocratie à Cuba », peut-on lire, sans ironie aucune, à la une du magazine Time, en avril 1952, un mois après le coup de force.

Moncada

Parmi ces jeunes se détachent un avocat, Fidel Castro Ruz, par l’audace de son projet. Avec un groupe de partisans, issus pour la plupart d’une aile dissidente du très bourgeois Parti Orthodoxe, il projette de prendre d’assaut deux casernes dans l’Est de l’île, dont celle de Moncada, à Santiago de Cuba, la seconde ville du pays. L’opération, lancée le 26 juillet 1953, à l’aube, est un échec retentissant.

61 des 135 participants à l’action sont tués au cours de l’assaut ou exécutés, par la suite, par les militaires. Castro est arrêté mais Batista, soucieux de son image à l’étranger, ordonne qu’un procès en bonne et due forme se tienne contre les dirigeants du mouvement. Le jeune avocat choisit d’assurer sa propre défense. D’accusé, il devient accusateur, et pointe les maux dont souffre le pays. Il appelle ainsi de ses vœux au rétablissement de la Constitution de 1940, à une réforme agraire et à une meilleure répartition des bénéfices dans les entreprises. Castro, à l’époque, n’a rien d’un communiste. Cependant, le procès, la sentence (dix-huit ans de prison), son incarcération dans le pénitencier de l’île des Pins puis son expulsion du pays, à la suite d’une grâce présidentielle, lui valent une grande renommée au sein de la population.

Granma

Depuis le Mexique, où il a trouvé refuge, Castro n’a pas abandonné son projet. Bientôt, il planifie une opération d’invasion de l’île, appuyée sur place par un solide réseau de partisans regroupés au sein du Mouvement du 26 Juillet (M26).

Les conclusions de l’échec de l’attaque de la Moncada sont loin d’avoir été tirées puisque c’est, à grands traits, le projet avec lequel il se propose de renouer. Cette fois-ci, Castro planifie le débarquement d’un détachement de 82 hommes dans le Sud du pays. Parmi ceux qu’il a recruté figure un médecin argentin qui deviendra bientôt l’une des figures emblématiques de la révolution : Ernesto Guevara. A nouveau, néanmoins, c’est un échec : le soulèvement prévu à Santiago de Cuba au moment du débarquement est écrasé. Le Granma, le yacht acheté pour la traversée, s’échoue sur un banc de sable avant de toucher terre et les guérilléros n’arrivent pas à établir le contact avec les partisans du M26 censés les recueillir. L’armée cubaine, qui dispose de signalements, finit par découvrir le petit contingent armé et le décime.

Sierra

Castro avait tablé sur une victoire rapide contre la dictature. C’est dans la région montagneuse de la Sierra Maestra qu’il est obligé de se réfugier avec une poignée de rescapés de ce calamiteux débarquement du 2 décembre 1956. Une combinaison de plusieurs facteurs explique comment, un peu plus de deux ans plus tard, les « barbudos », les maquisards barbus et hirsutes de Castro, vont réussir à entrer dans La Havane.

La clef de leur succès ne se situe pas dans le rapport de force militaire, qui leur est défavorable, indépendamment de l’ingéniosité et de l’audace des guérilléros mais dans le fait que, progressivement, la dictature va battre en retraite, ce qui va permettre aux partisans du M26 d’avancer. D’un côté, Washington voit de plus en plus d’un mauvais œil son ancien homme-lige, qui multiplie les faux pas et qui est, réellement, imprésentable. De l’autre, la dictature oscille entre la répression la plus brutale contre les opposants et des ouvertures visant à se redonner une certaine légitimité, un piège dans lequel tombent tête la première et en toute conscience les communistes cubains qui participent à des élections truquées mais traitent Castro, le M26 et les autres groupes rebelles qui ont choisi de prendre le maquis « d’aventuriers » voire même de « provocateurs ». Enfin, du côté des classes populaires, le mécontentement gronde. La farce électorale passe d’autant plus mal que la situation économique n’est pas brillante.

Les tensions sociales montent et même si la grève générale d’avril 1958 échoue, « ce phénomène populaire, écrit le Che, a aidé [à ce que le M26 se rende compte] qu’il était nécessaire d’intégrer à la lutte pour la libération de Cuba le facteur social des travailleurs et c’est immédiatement qu’a commencé le travail clandestin en direction des centres ouvriers pour préparer la grève générale qui allait aider l’Armée Rebelle à conquérir le pouvoir ». L’autre élément central est la façon dont la petite troupe de Castro a grossi, en recrutant des paysans, attirés par les promesses de réforme agraire. Le chef du M26 n’a rien d’un marxiste, mais il souhaite appliquer le programme défendu lors de son procès, en 1953, qu’il radicalise par la force des choses au contact de la détresse des paysans que les guérilléros côtoient.

Offensive

La dernière attaque que l’armée de Batista lance, après l’échec de la grève générale de 1958, est peu probante. Les « barbudos » résistent et l’état-major commence à douter de Batista. En juillet, à Caracas, l’opposition (dont le Parti Orthodoxe d’où vient Castro) s’est unifiée autour d’un programme de réformes démocratiques très modérées pour envisager l’après-Batista. Castro y a adhéré. En échange, on reconnait au M26 et à Castro la direction militaire de tous les fronts d’opposition, y compris des maquis auxquels participent d’autres forces nationalistes radicales ou les deux maquis communistes des collines de l’Escambray, dans le centre du pays, le PSP étant passé, bien tard, à l’opposition ouverte.

Quoique difficile dans un premier temps, l’offensive conjointe lancée par deux colonnes rebelles vers l’Ouest, la première commandée par Camilo Cienfuegos et la seconde par Guevara, permet de faire reculer l’armée et d’instiller le doute au sein de la bourgeoisie, qui commence à lâcher Batista, tout comme les Américains, d’ailleurs. Les batailles se multiplient, victorieuses, pour l’Armée Rebelle. Cependant, la situation change radicalement avant la fin de l’année 1958 avec la multiplication des grèves, des débrayages et des mouvements d’insubordination dans les campagnes, dans les grands domaines sucriers et de culture du tabac, mais également en ville, chez les ouvriers et les salariés, et dans la jeunesse.

Grève

Dépassant complètement les cadres prévus par les principaux courants d’opposition ayant un poids réel au sein des classes populaires à commencer par le M26 mais, également, le Directoire Révolutionnaire, un autre courant nationaliste de gauche, ainsi que le PSP, c’est bientôt une grève générale qui secoue les grandes villes du pays à la fin de l’année 1958. Dans un premier temps, elle a un effet désorganisateur, elle paralyse l’action des forces de répression et, dans un second temps, les militants, activistes et grévistes n’hésitent pas à se lancer à l’assaut des commissariats et des casernes. C’est cette grève qui rend la situation intenable et finit par décider Batista à fuir le pays. Il a en tête le souvenir des derniers jours de la dictature de Machado, lorsqu’une grève générale en avait fini avec la brutale dictature qui avait dominé le pays entre 1925 et 1933.

« Notre victoire, souligne Carlos Franqui, intellectuel cubain partisan de la révolution qui finira par s’exiler en 1968 après avoir condamné le soutien de Castro à l’entrée des chars soviétiques à Prague, ça n’a pas été une victoire militaire. Ça a été une victoire par reddition de l’armée, parce qu’à la fin c’est le peuple qui s’y est mis et qui s’est opposé [à l’armée] ». C’est d’ailleurs ce que reconnaît Castro lui-même, dans un discours de novembre 1959 : « le fait d’avoir été des acteurs au cours de ces moments décisifs [tels que la fuite de Batista] nous permet de l’affirmer sans ambages : c’est la grève générale qui a détruit la dernière manœuvre des ennemis du peuple [lorsque face à l’entrée des groupes rebelles dans les villes les militaires ex-batistiens proposent d’organiser un gouvernement de transition] ; c’est la grève générale qui nous a remis les clefs des forteresses [de la Cabaña et du Morro à La Havane] ; et c’est la grève générale qui a donné tout le pouvoir à la révolution ».

Début

Après les journées insurrectionnelles que connaissent les grandes villes du pays, dont Santiago et, surtout, La Havane, entre le 31 décembre 1958 et le 8 janvier 1959, le gouvernement de transition, à la tête duquel on place, en vertu du Pacte de Caracas, un ancien magistrat du régime, a toutes les peines du monde à contrôler la situation, en dépit de l’appui qu’il a de la direction du M26 et de l’Armée Rebelle.

Les masses populaires cubaines entendent bien traduire, sur le terrain politique, social et économique, ce qu’elles ont arraché par leur mobilisation, renforcée par l’entrée des groupes rebelles dans les grandes villes. Janvier 1959, donc, n’est pas le point culminant de la révolution. Ce n’est qu’un début.


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