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Le bolsonarisme n’est pas fini

Brésil. Lula président, les espoirs et les compromissions

La victoire de Lula sur Bolsonaro crée beaucoup d’attentes au Brésil et à l’étranger. Après quatre ans de gouvernement d’extrême-droite, parmi les classes populaires l’espoir est que le Parti des Travailleurs mène une politique sociale contraire aux attaques néolibérales du président sortant. Mais la réalité s’annonce bien plus amère et contradictoire.

Philippe Alcoy

3 novembre 2022

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La victoire de Luiz Inacio Lula Da Silva sur le président sortant Jair Bolsonaro a été la plus serrée depuis la fin de la dictature au Brésil en 1988. Le candidat du Parti des Travailleurs (PT) a obtenu 50,9% des voix contre 49,1% pour le candidat d’extrême-droite. Il s’agit d’une expression de la polarisation politique et sociale que traverse le pays depuis plusieurs années. Pour beaucoup d’électeurs lulistes, notamment ceux des secteurs les plus modestes et opprimés de la société, le retour de Lula au pouvoir suscite beaucoup d’espoirs et d’illusions après quatre années de politiques réactionnaires et d’attaques néolibérales incessants. Cependant, les alliances que le PT a forgées avec la droite néolibérale traditionnelle, et les premiers gestes que l’équipe de Lula est en train de faire, semblent indiquer que la politique du nouveau gouvernement sera beaucoup plus à droite qu’attendu par une grande partie de sa base électorale et marquée par des compromissions.

En effet, après le « traumatisme » des années Bolsonaro, une partie importante du grand patronat brésilien, de l’establishment néolibéral mais aussi des dirigeants impérialistes semblent avoir vu dans le retour de Lula au pouvoir une garantie plus sûre pour assurer la stabilité et une bonne marche pour les affaires. C’est dans ce cadre que la formation d’une coalition large entre le PT et des représentants de la droite traditionnelle et du centre néolibéral, mais aussi des partis plus petits à gauche du PT (comme le PSOL) apparaissait de plus en plus comme une formule souhaitable pour vaincre électoralement le bolsonarisme.

Cette coalition était justifiée et légitimée au travers d’un faux discours sur une opposition entre « la démocratie » et « le fascisme ». Même si ce débat excède les limites de cet article, nous pouvons affirmer que de notre point de vue le bolsonarisme n’est pas un mouvement fasciste, mais un phénomène d’extrême-droite dont le modèle de gouvernement est une forme de bonapartisme profondément réactionnaire. Cela ne veut pas dire que le bolsonarisme ne porte pas en lui des traits fascisants. Mais il n’est pas né de rien non plus. Le bolsonarisme est le résultat en dernière instance de toute la période de mobilisation de droite (née comme une réponse réactionnaire face aux mobilisations de gauche contre le gouvernement de Dilma Roussef en 2013), puis du coup d’Etat institutionnel de 2016 qui a destitué Dilma Rousseff. C’est cette période qui a ouvert la voie à l’émergence de Bolsonaro. Processus dans lequel, soi dit en passant, la droite brésilienne, dont le nouveau vice-président de Lula, Geraldo Alckmin, a joué un rôle plus qu’actif.

L’effondrement de la droite néolibérale traditionnelle, en partie absorbée par le bolsonarisme, et la détestation du PT et de Lula auprès d’une partie de la population, très polarisée, ont facilité cette coalition large autour de l’ex-président. Selon ce calcul électoral, la popularité de Lula pourrait servir à sauver en partie une fraction de la droite néolibérale, et d’autre part les politiciens de droite pourraient contribuer à attirer l’électorat de centre-droit, traditionnellement hostile au PT. Cependant, déjà lors du premier tour on a pu voir que la dynamique était celle d’une profonde polarisation et que celle-ci a favorisé le bolsonarisme : les alliés de Bolsonaro ont remporté les élections pour les postes de gouverneur dans plusieurs Etats et aussi bien au Parlement qu’au Sénat le bolsonarisme devient la principale force. A cela il faut ajouter maintenant un résultat très serré à la présidentielle où Bolsonaro a réussi à rattraper en grande partie la différence de 6 millions de voix qui le séparait de Lula au premier tour.

Autrement dit, d’un point de vue des attentes des secteurs de la bourgeoisie brésilienne qui ont soutenu la formule Lula-Alckmin, le pari n’a été réussi que partiellement. Cependant, le résultat général, c’est un échiquier politique beaucoup plus tourné vers la droite, ce qui est plus favorable pour les intérêts des classes capitalistes locales et pour les capitaux impérialistes. Et c’est dans ce contexte politique et social que Lula devra gouverner… et s’adonner à de profondes compromissions avec les classes exploiteuses.

Comme nous le disions après le premier tour, malgré la défaite à la présidentielle (un coup important pour Bolsonaro en tant que dirigeant politique), le bolsonarisme en sort renforcé et consolidé en tant que force politique au Brésil. La mise en scène de Bolsonaro lui-même qui a mis 48 heures à parler après les résultats finaux et n’a reconnu que tacitement sa défaite, ainsi que l’aventurisme de la base bolsonariste qui continue à bloquer des autoroutes à travers le pays pour contester l’élection, anticipent le rôle qui pourrait jouer cette force politique au cours des quatre prochaines années.

Pratiquement l’ensemble du patronat, y compris celui qui a soutenu (et soutient) Bolsonaro, des institutions du régime, des alliés de Bolsonaro lui-même ont opté pour une transition dans le calme, ce qui semble avoir grandement découragé Bolsonaro et une partie de sa base dans leur volonté putschiste. Cependant, dans son discours Bolsonaro a tenté de ne pas démoraliser sa base tout en lui demandant de ne pas « faire comme la gauche », c’est-à-dire de lever progressivement les blocages d’autoroutes. Il reste à voir si sa base l’écoutera.

Du côté du PT le leitmotiv est « la gouvernabilité ». Et c’est au nom de cette fameuse gouvernabilité que Lula et son équipe sont en train de travailler à un rapprochement avec les secteurs de la bourgeoisie brésilienne les plus réactionnaires et fortunés. Le journal Folha de São Paulo explique de la façon suivante les négociations et discussions en cours de l’équipe de Lula avec les représentants de l’agrobusiness au parlement : « dans le cadre de la stratégie de rapprochement avec le groupe [parlementaire], l’idée est que l’équipe de Lula déclare un soutien formel aux projets qui intéressent le secteur et qui pourraient être votés cette année. Une proposition qui devrait avoir l’aval de l’équipe de Lula est l’autocontrôle sanitaire. Le projet est prêt à être voté au Sénat et autorise l’embauche de sociétés privées pour effectuer l’inspection sanitaire des activités agricoles, exemptant l’État de cette responsabilité et bénéficiant aux grands producteurs qui peuvent se permettre l’augmentation des coûts. (...) Dans le message aux agriculteurs, les lulistes veulent dire que l’image du Brésil s’améliorera à l’étranger, ce qui augmente le potentiel de négociation d’accords internationaux et, par conséquent, peut renforcer les produits brésiliens sur le marché mondial ».

Mais ces alliances et compromissions de Lula et du PT ne sont pas une question conjoncturelle pour faire face au bolsonarisme. C’est une conception stratégique structurelle de ce mouvement, qui a déjà été mise en place dès les premiers gouvernements du PT au début des années 2000. Ce n’est pas un hasard si la bourgeoisie et l’impérialisme aujourd’hui parient sur Lula pour un « retour du Brésil au monde ». La logique profonde de cette stratégie se base sur une sorte de gradualisme où l’alliance avec ces secteurs des classes dominantes garantirait un progrès futur pour les plus défavorisés. La conséquence sur la lutte de classes et les capacités des travailleurs et de leurs alliés à se mobiliser est justement une forme de « passivisation », ce qui est particulièrement grave à un moment où il existe dans le pays une extrême-droite militante. Mais surtout cette stratégie lors des premiers gouvernements du PT a finalement mené au renforcement de la droite, au coup d’Etat institutionnel et en fin de comptes au surgissement et à la consolidation du bolsonarisme.

Rien ne semble indiquer que cette fois les choses puissent être différentes. Au contraire. « Les partisans de la gauche peuvent, à juste titre, célébrer leur coalition démocratique sans précédent comme un pare-feu contre l’extrémisme de droite. Pourtant, pour maintenir cette coalition, Lula devra faire appel à tout son pragmatisme et à son sens politique, deux qualités qui brillent par leur absence dans le Brésil de Bolsonaro » explique le Washington Post. Autrement dit, Lula maintenant plus que jamais pourra justifier sa politique de conciliation et de compromis avec les classes dominantes et l’impérialisme au nom de la stabilité et de la gouvernabilité. En même temps les capitalistes ont aujourd’hui des moyens beaucoup plus importants pression sur le gouvernement Lula-Alckmin, sans parler de l’extrême-droite bolsonariste qui restera sans aucun doute un acteur politique majeur dans la prochaine période.

En ce sens, si dans la prochaine période le PT et ses relais syndicaux et sociaux réussissent à paralyser l’action de la classe ouvrière et ses alliés face aux attaques des capitalistes au nom de la « stabilité », rien de bon ne peut attendre les exploités et les opprimés au Brésil.


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