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International

Birmanie. L’armée renverse le pouvoir dans un coup d’État réactionnaire

Le coup d’État en Birmanie est l’expression d’une lutte pour le pouvoir au sommet. Aucune perspective progressiste pour les exploités et opprimés.

Irène Karalis

3 février 2021

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Crédits photo : AFP / THET AUNG

Ce lundi 1er février, les militaires birmans se sont emparés de l’hôtel de ville, les routes ont été barrées par des véhicules blindés et des soldats, tandis que des hélicoptères survolaient le centre et que l’aéroport de Rangoun, la capitale économique du Myanmar - nouveau nom de la Birmanie -, s’arrêtait de fonctionner. Les liaisons aériennes intérieures et les communications téléphoniques fixes aussi ont été suspendues. Dans le même temps, l’armée birmane arrêtait Aung San Suu Kyi, dirigeante du Myanmar, ainsi que le président du pays Win Myint.

Cela faisait déjà plusieurs jours que des rumeurs couraient quant à la possibilité d’un coup d’État de la part de l’armée, dont la majorité n’avait toujours pas accepté les résultats des élections législatives de novembre dernier. Plusieurs généraux se sont ainsi illustrés ces derniers jours en menaçant de prendre le pouvoir. Tous les pouvoirs - législatif, administratif et judiciaire - ont donc été remis entre les mains du haut commandant de l’armée, Min Aung Hlaing, principal adversaire d’Aung San Suun Kyi. Mint Swe, un autre général, a, lui, été désigné président par intérim.

L’armée a déclaré l’état d’urgence pour un an, le temps d’examiner les résultats du scrutin. En réalité, les généraux ne comptent même pas réexaminer les résultats, ou en tout cas ne se serviront pas des vérifications, ces derniers ayant déjà annoncé que de nouvelles élections « libres et équitables » allaient être organisées pour une « véritable démocratie multipartite ».

Un coup d’État qui vient déstabiliser le Myanmar et ravive le spectre de la junte

En novembre dernier, la Ligue Nationale pour la Démocratie - LND - gagnait haut la main les élections législatives, remportant 82% des voix. Le Parti de l’Union, de la Solidarité et du Développement - PUSD -, parti sur lequel repose l’armée, a, pour sa part, un quart des sièges au Parlement qui lui sont réservés d’après la Constitution, un privilège qui n’est jamais soumis au vote. Mais ce dernier aurait pu être remis en cause par les élections de novembre, le président de la LND Win Myint ayant émis l’idée de réformer la Constitution.

C’est donc face à un potentiel risque de perte de pouvoir que l’armée a effectué un coup d’État ce lundi 1er février, date de l’entrée en fonction de la majorité LND, après avoir dénoncé des « fraudes » depuis novembre dernier et demandé en vain à la commission électorale de publier la liste des électeurs. Bien qu’Aung San Suu Kyi ait toujours essayé de garder un certain équilibre avec l’armée, les élections ont modifié le rapport de force à la faveur de l’aile dite « civile » du régime. C’est pour éviter de continuer à perdre des parcelles de pouvoir que les militaires ont avancé avec leur plan de coup d’Etat.

Le coup d’État risque d’avoir surtout des conséquences brutales pour la population du Myanmar, qui doit s’attendre à voir ses libertés reculer. Face à ce changement brusque de situation, difficile de prévoir les réactions dans la population, bien qu’Aung San Suu Kyi ait appelé la population à « ne pas accepter » le coup d’État.

Un coup d’État qui offusque la communauté internationale

Localisé entre l’Inde et la Chine, le Myanmar risque, avec ce nouveau coup d’État, de faire l’objet d’un isolement international. Des représentants de nombreux pays se sont d’ores et déjà exprimés pour condamner le coup d’État. Ainsi, Antonio Guterres, secrétaire général des Nations unies, a « fermement » condamné l’arrestation d’Aung San Suu Kyi et affirmé que le coup d’État portait « un coup dur aux réformes démocratiques en Birmanie ». Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne, a, elle, demandé le rétablissement du gouvernement civil légitime et « la libération immédiate et inconditionnelle de toutes les personnes détenues ». Gabriel Attal, porte-parole du gouvernement français, a, lui, appelé à ce que « le résultat du vote des Birmans soit respecté ».

Selon Le Monde, Jen Psaki, porte-parole de la Maison Blanche, a, pour sa part, déclaré que les États-Unis s’opposaient « à toute tentative de modification des résultats des récentes élections ou d’entrave à une transition démocratique en Birmanie », ajoutant qu’ils agiraient « contre les responsables si ces mesures » n’était pas « abandonnées ». Cependant, les militaires birmanes étant déjà sous le coup de sanction nord-américaines, il reste à voir quels vont être les moyens de pression mis en place par la nouvelle administration démocrate.

Ces déclarations semblent cependant bien hypocrites quand on se rappelle du nombre de coups d’État que les États-Unis ont soutenu voire orchestré, que ce soit dans les années 60 en Amérique latine, en Asie ou en Europe comme en Grèce, ou plus récemment au Venezuela, en Bolivie, ou au Brésil avec le coup d’État institutionnel contre Dilma Rousseff ; si c’était à l’époque l’administration Trump qui était au pouvoir, le parti démocrate a tout de même soutenu cette position.

Quant à la Chine, si elle n’a pas encore pris clairement parti, une déclaration a été publiée appelant « les acteurs politiques à régler leurs différends par la voie constitutionnelle », appelant ainsi les tensions à s’apaiser et à rétablir l’ordre. Une position pas anodine au vu des intérêts économiques de la Chine : cette dernière est en effet un des plus grands investisseurs étrangers au Myanmar, ce dernier constituant 26% de ses investissements directs étrangers de 1988 à 2018. En janvier dernier, lors d’une visite, le président Xi Jinping signait 33 accords engageant des milliards de dollars dans des projets d’infrastructure, dont le développement du corridor économique Chine-Myanmar, qui s’inscrit dans la stratégie de Pékin en matière de commerce. Le Myanmar a en effet une position stratégique pour la Chine, ouvrant une fenêtre directe sur l’Océan indien.

Pour la Chine, le coup d’État ne devrait pas changer grand-chose. Ainsi, selon Peng Nian, directeur adjoint et chercheur associé de l’Institut national d’études de la mer de Chine Méridionale à Hainan, les militaires « auront besoin de l’aide économique chinoise, ainsi que du soutien politique et diplomatique », encore plus au regard de l’isolement dont risque de faire l’objet le Myanmar.

Ni armée, ni Aung San Suu Kyi, ni les impérialistes, ni la Chine

S’il semble bien sûr impératif de condamner fermement le coup d’État perpétré par l’armée, ce dernier risquant d’avoir des conséquences pour la classe travailleuse du Myanmar en premier lieu du fait des mesures liberticides et anti sociales qui vont être mises en place, la population du Myanmar ne trouvera nullement son salut en la personne d’Aung San Suu Kyi. Cette dernière, qui a reçu le prix Nobel de la paix et constitue un symbole de l’opposition à la junte du fait des nombreuses années passées en prison ou en assignation à résidence sous la dictature, jouit d’une grande popularité au Myanmar. Elle a par ailleurs constitué jusqu’à maintenant l’interlocutrice privilégiée des puissances impérialistes, représentant la figure la plus à même de pouvoir assurer la pacification et la stabilité du pouvoir en Birmanie et d’assurer une transition politique calme sans risque de contestation populaire.

En ce sens, si elle peut apparaître comme une martyre de la cause des libertés et la championne de la démocratie, Aung San Suu Kyi est surtout la championne de la démocratie bourgeoise et ne défend que les intérêts de cette dernière. Et bien qu’elle se soit farouchement opposée à la dictature militaire durant de nombreuses années, elle n’a pas eu de mal à garder l’armée de son côté lors de son court passage au pouvoir, allant même jusqu’à la défendre devant la Cour internationale de justice en décembre 2019 quand la Gambie avait porté plainte contre la Birmanie pour le génocide des Rohingyas, perpétré par l’armée birmane. À l’époque, la dirigeante du Myanmar n’hésitait pas à dire que ses rapports avec l’armée « n’étaient pas si mauvais » et que certains généraux étaient « plutôt gentils ». Ces déclarations ont marqué la décadence de celle qui avait su apparaître comme l’un des visages de la « lutte pour la démocratie » dans le Tiers-Monde. En ce sens aussi il faudra voir à quel point sera effective la pression des puissances impérialistes à la faveur d’une Aung San Suu Kyi à la fin de sa vie et largement discréditée en tant que porte-standard de la « démocratie ».

Pour notre part nous ne pouvons qu’exprimer toute notre solidarité avec les travailleurs, les paysans et l’ensemble des classes populaires et des couches opprimées de la population face au coup d’État réactionnaire des militaires. Mais notre solidarité avec les opprimés et exploités va aussi face aux manœuvres des puissances impérialistes occidentales et de la Chine qui veut utiliser le pays comme une plateforme pour sa stratégie globale et n’a que faire des populations locales.


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