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Héritage néfaste

Après 20 ans d’une occupation dévastatrice, les États-Unis vont quitter l’Afghanistan

Un tournant dans la politique étrangère nord-américaine pour tenter de répondre au recul de son hégémonie et à ses défis sur l’arène internationale.

Philippe Alcoy

14 avril 2021

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Les Etats-Unis vont quitter complètement l’Afghanistan le 11 septembre. En principe. C’est un objectif que plusieurs présidents nord-américains se sont fixés depuis au moins dix ans. Donald Trump aussi. A la fin de son mandat, celui-ci avait établi la date du 1er mai comme « deadline » pour abandonner le pays. Joe Biden maintient le cap mais décide de repousser la date et de se concerter avec les partenaires de Washington afin qu’ils quittent également le pays. Au total on parle d’autour de 10 000 soldats de 36 pays différents, dont 2 500 militaires nord-américains. A cela il faut ajouter des infrastructures construites au cours de ces 20 ans d’occupation, des équipements militaires. Une occupation vieille de deux décennies pliera donc bagages d’ici cinq mois.

Le retrait nord-américain s’effectuera sans aucune pré-condition. « Le président a jugé qu’une approche fondée sur des conditions, qui a été l’approche des deux dernières décennies, est une recette pour rester en Afghanistan pour toujours », a déclaré en condition d’anonymat un membre du gouvernement. Pour le gouvernement de Joe Biden il s’agit d’une décision importante pour commencer à concrétiser un tournant stratégique important de l’impérialisme étatsunien. David E. Sanger écrit dans les colonnes du New York Times qu’il s’agit du « America First » version Biden : « bien que M. Biden n’utilise jamais le terme, sortir de l’Afghanistan fait partie de sa propre version d’"America First" (...) Et dans cette vision, les priorités sont la lutte contre la pauvreté et les inégalités raciales et l’augmentation des investissements dans le haut débit, les semi-conducteurs, l’intelligence artificielle et les communications 5G - et non l’utilisation de l’armée pour soutenir le gouvernement du président [afghan] Ashraf Ghani. Cela signifie qu’il faut penser aux infrastructures plutôt qu’à la protection des forces, et défendre les chaînes d’approvisionnement commerciales plutôt que les lignes d’approvisionnement militaires ».

En effet, les Etats de 2021 ont d’autres objectifs et challenges qu’en 2001 quand ils ont lancé l’invasion de l’Afghanistan. Aujourd’hui, et depuis plusieurs années, les stratèges de la politique internationale de Washington tentent de trouver la façon de quitter le Moyen-Orient et l’Asie centrale afin de concentrer leurs efforts dans la région d’Asie-Pacifique, autour notamment de la Chine. Cet objectif est devenu de plus en plus incompatible avec les « guerres sans fin » contre les organisations islamistes dans ces régions. L’occupation de l’Afghanistan représente des milliards de dollars chaque année, d’énormes moyens humains, et autant d’avantage pour les concurrents des Etats-Unis. « En effet, personne n’a fêté l’engagement américain en Afghanistan ou en Irak plus que les Chinois. Ces conflits ont empêché les Américains de dormir la nuit en s’inquiétant des pertes humaines et de la prise de contrôle de provinces éloignées, tandis que Pékin s’efforçait d’étendre son influence dans des régions du monde où l’Amérique était autrefois la puissance dominante incontestée. Il y a plusieurs années, à l’école centrale du Parti chinois, un officier militaire chinois récemment retraité a déclaré que ses collègues s’émerveillaient de la façon dont les États-Unis gaspillaient leurs ressources. Mardi, l’un des principaux conseillers de M. Biden a laissé entendre que le président était arrivé à la même conclusion. S’attaquer aux menaces et aux défis de 2021 plutôt qu’à ceux de 2001, a-t-il dit, "exige que nous fermions le livre sur un conflit de 20 ans en Afghanistan" », insiste Sanger.

Cependant, si cette décision est aussi délicate à prendre ce n’est pas par indécision ou lâcheté des présidents précédents. Quitter l’Afghanistan n’est pas seulement « fermer un livre sur un conflit vieux de 20 ans », mais surtout et avant tout entériner l’échec de l’invasion impérialiste. Ce n’est pas un hasard que beaucoup tracent des parallèles avec la défaite au Vietnam, même si les deux conflits n’ont rien à voir d’un point de vue social et politique.

En effet, non seulement les Etats-Unis n’ont accompli aucun des objectifs déclarés officiellement (lutte contre les Talibans et Al-Qaeda, instauration de la démocratie…) mais leur objectif de stratégiques (redéfinir la région selon leurs intérêts) n’ont pas été atteints non plus. Les Etats-Unis et leurs alliés, dont les puissances impérialistes européennes, vont quitter le pays en le laissant plus pauvre qu’en 2001 ; les Talibans sont toujours présents (c’est d’ailleurs avec eux que Trump a négocié le retrait nord-américain) ; les droits démocratiques de la population sont bafoués au quotidien par des gouvernements serviles de l’impérialisme mais aussi par les troupes d’occupation ; et le pays est au bord de la guerre civile, rien ne pouvant garantir que les Talibans ne tenteront de s’emparer du pouvoir par la force une fois les occupants impérialistes partis.

Comme on peut le lite dans le Time, « les détracteurs du plan de Biden craignent que le retrait des forces internationales ne s’avère désastreux pour les Afghans qui ont collaboré étroitement avec les États-Unis pendant des décennies - et pour la moitié de la population du pays, les femmes afghanes, qui ont été systématiquement opprimées sous les talibans. Ils craignent également que l’objectif central de l’invasion américaine de 2001, à savoir l’éradication et le démantèlement d’Al-Qaïda, ne soit compromis, car les talibans ont permis aux agents restants du groupe terroriste de continuer à comploter à l’intérieur du pays ».

Autrement dit, comme on pouvait s’y attendre après vingt ans d’une occupation impérialiste au nom de la « démocratie » la population afghane est dans une pire situation, tenue en tenailles entre les forces réactionnaires des Talibans et les forces, non moins réactionnaires, corrompues et pro-impérialistes. L’impérialisme a détruit encore plus leur pays et il part laissant un véritable champ en ruines derrière lui et une menace de guerre civile. Et ne nous trompons pas, les forces impérialistes partiront de l’Afghanistan mais cela ne signifiera nullement la fin du militarisme impérialiste à travers le monde. Au contraire, comme nous l’avons vu plus haut l’objectif de Washington est de concentrer ses forces contre la Chine et, dans une moindre mesure, la Russie.

Ce que l’exemple tragique de « l’invasion interminable » de l’Afghanistan apprend aux travailleurs et travailleuses du monde entier c’est qu’une intervention impérialiste est toujours la pire des options ; elle ne peut apporter que des souffrances supplémentaires pour les populations locales, quelles que soient les conditions et les raisons pour lesquelles les puissances impérialistes interviennent. Cette leçon est fondamentale pour tous ceux et celles qui aujourd’hui se mobilisent au Myanmar contre le régime militaire et demandent une intervention impérialiste « pour les aider », ou encore dans des situations terribles comme au nord du Mozambique aux prises avec une rébellion islamiste. Dans ces cas il n’y a pas de solution facile toute prête, mais une intervention impérialiste serait un désastre.


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