Reprendre et compléter le combat de 1962

Algérie, vers la deuxième libération ?

Ciro Tappeste

Algérie, vers la deuxième libération ?

Ciro Tappeste

Ce qu’il y a de plus tragique dans l’Histoire ce n’est pas la barbarie des puissants mais les espoirs bafoués. Longtemps, dans le pays, dans le monde arabe mais bien au-delà, l’Algérie a été synonyme de combat pour l’émancipation et la justice.

Synonyme du fait qu’un peuple qui se bat peut construire son propre avenir, malgré toutes les pressions. C’est avec cette mémoire en tête que les millions de manifestants et de manifestantes sont en train de faire l’histoire, aujourd’hui, de l’autre côté de la Méditerranée. C’est avec cet héritage qu’ils ont su déjouer les premières manœuvres et chausse-trappe d’un régime qui se proclame l’héritier de ce combat pour la libération mais qui a plongé le pays et la population dans la dépendance, barrant la route à tout développement réel et à toute émancipation nationale et sociale authentiques. Les masses algériennes seraient sur la voie de la deuxième indépendance ?

L’Etat-FLN, dont l’un des représentants ou avatars mort-vivants, Abdelaziz Bouteflika, vient de faire un pas de côté, a en effet réussi, durablement, à exproprier ses rêves de liberté aux masses algériennes. Il leur a tout d’abord vendu un simulacre de socialisme leur imposant, dans un second temps, à partir des années 1980, un véritable cauchemar, à mi-chemin entre l’autoritarisme débridé et l’escroquerie économique mâtinée de guerre civile, ce terrible conflit, véritable guerre sociale livrée contre la population, au nom de la lutte contre les groupes islamistes réactionnaires, tout au long des années 1990. L’Histoire, aujourd’hui, pourrait changer de cours, si le mouvement ouvrier - qui commence à recouvrir ses forces et veut s’émanciper du carcan bureaucratique que fait peser sur lui l’UGTA, le syndicat officialiste - ainsi que la jeunesse, dans le cadre du mouvement de masse actuel qui ne cesse de scander « système dégage ! », étaient en mesure, et ils le sont, de renouer, pour le mener jusqu’au bout, avec le combat pour la libération nationale et sociale, initié en 1954, contre le colonialisme français, et dont les racines sont encore plus profondes. A condition, cette fois-ci, pour garantir la victoire, de ne pas se laisser voler le combat. C’est l’objet de la réflexion que propose RPDimanche, à travers ce premier dossier sur l’Algérie en lutte, conscient de l’importance et de la portée que le processus actuel en cours de l’autre côté de la Méditerranée pourrait avoir, ici, en France. Le pouvoir, en effet, observe avec fébrilité l’évolution de la situation, pariant, sans jamais le dire à voix-haute ou du moins trop fort, pour qu’une transition « dans l’ordre » viennent mettre un terme à ce retour, de la jeunesse et des masses populaires algériennes sur le devant de la scène après les grands mouvements de 1980, de 1988 et de 2001. Et les masses sont loin d’avoir dit leur dernier mot.

Le v(i)ol originel

La « guerre d’Algérie », officiellement considérée en France, jusqu’en octobre 1999, comme des « opérations de police » ou de « maintien de l’ordre » dans le cadre des « événements », autant de litotes pour qualifier un conflit colonial, ne commence pas à la Toussaint 1954, avec le lancement de l’insurrection par le Front de Libération Nationale. Dès 1830, avec le début de la conquête du territoire algérien par l’armée française, l’histoire de la région est marquée par une longue suite de résistances à l’occupation coloniale. En réponse, Paris répond par la « pacification ».

La formule inaugure les euphémismes charriant le vol, le viol et la guerre permanente qui vont caractériser la présence française en Afrique du Nord. Les militaires qui, eux, ont le sens de la formule, ont le « mérite » d’être plus directs et explicites dans leurs propos, et ce dès le début de la période coloniale. Puisqu’on ne fait pas la guerre avec philanthropie, le général Bugeaud, maréchal de France et l’un des premiers gouverneurs généraux de l’Algérie, reconnaît que « le but n’est pas de courir après les Arabes, ce qui est fort inutile ; il est d’empêcher les Arabes de semer, de récolter, de pâturer, (…). Allez tous les ans leur brûler leurs récoltes (…), ou bien exterminez-les jusqu’au dernier ». Il n’y a d’option, selon Bugeaud, que « la conquête absolue », « l’occupation absolue » ou la « domination absolue » afin « d’empêcher les arabes de jouir de leurs champs » [1]. Le but de la colonisation n’est pas simplement l’appropriation de richesses et l’expansion géopolitique face aux rivaux européens, par tous les moyens nécessaires. Autant l’économie sucrière de Saint Domingue, fondée sur l’esclavagisme, a permis le développement d’une première modernité capitaliste dans la France de l’Ancien Régime, autant la mise en coupe réglée de l’Algérie et plus généralement les conquêtes coloniales françaises du XIX° seront absolument essentielles à la consolidation d’un capitalisme industriel contemporain, à travers un approvisionnement en matières premières du marché français et la constitution de chasses-gardées pour les exportations manufacturières hexagonales, le tout basé sur l’indigénat [2] dans le cas des colonies du XIX°. Les grandes fortunes françaises, de Beghin-Say à celle de la famille Seillère, l’ancien président du MEDEF, sont indissolublement liées au fait colonial : aux plantations sucrières et à l’esclavagisme pour les premiers, à ce qu’aux origines de la fortune des Seillère se trouve le fait d’avoir été les fournisseurs exclusifs du corps expéditionnaire de 37.000 hommes qui sont lancés à l’assaut d’Alger par Charles X en 1830, une entreprise qui sera complétée et consolidée par la monarchie de Juillet, le Second Empire et la III° et la IV° République, Jules Ferry en tête.

La colonie sera donc maintenue par la force du marché, du travail forcé et, surtout, des baïonnettes. Un siècle après les assertions de Bugeaud, ce sont les mêmes maximes qui dominent au sein des officiers en charge de conserver « l’Algérie française » dans le giron de la République. Il existe plusieurs « lois » pour ce faire si l’on en croit David Galula, théoricien de la guerre contre-insurrectionnelle, ayant servi en Kabylie entre 1956 et 1957 et dont les conceptions servent encore aujourd’hui dans les écoles de guerre en Europe et aux Etats-Unis, appliquées à l’Iraq ou à l’Afghanistan. L’objectif, selon Galula, ce ne sont pas tant les moudjahidin que les Algériens dans leur ensemble : la première de ces lois, c’est qu’il faut « viser la population. C’est là que la guerre se joue. (…) L’attitude de la population dépend non pas des mérites propres aux deux camps adverses, mais la réponse que l’on va apporter à ces deux questions : Quel camp va l’emporter ? Qui se montre le plus menaçant et qui offre la plus grande protection ? C’est pour cette raison-là qu’un régime prétendument impopulaire [lire, un régime autoritaire, en France comme en Algérie] ne peut être a priori la cause d’une défaite du camp loyaliste » [3]. Entre ces deux moments, la prise d’Alger, en 1830, et la guerre de 1954-1962, d’autres événements sont tristement célèbres, quoi que relégués dans l’oubli ou tout simplement niés par l’histoire officielle relayée dans le récit national français. Le plus révélateur d’entre eux est sans doute les massacres du 8 mai 1945 de Guelma et de Sétif menés par des milices coloniales contre la population arabe dans ces deux villes de l’Est algérien, alors même que les Alliés célébraient la victoire de la « démocratie » contre le nazisme et les puissances de l’Axe. « La répression à Guelma, écrit, dans un témoignage absolument saisissant et effroyable de l’époque Marcel Reggui, pourtant absolument pas hostile à la France, a atteint une ampleur jamais enregistrée en Algérie, même après les révoltes de 1871 et de 1917 » [4].

La guerre et l’indépendance volée

En 1954, cet état de fait colonial est violemment bousculé par l’entrée en action du FLN qui entame une série d’opérations contre l’armée, l’administration et les propriétés des colons. La guerre va être terrible et durer huit ans. Si l’on fait abstraction des réseaux de solidarité indépendantistes dans l’Hexagone qui seront le creuset, par la suite, de la « nouvelle gauche » dans les années 1960 et 1970 [5], la guerre sera menée dans l’isolement le plus complet des forces nationalistes et indépendantistes algériennes : la gauche française, PCF en tête, étant peu ou prou complice de l’Etat colonial [6]. Au terme des huit années de combats en zone rurale et dans les villes, dont le point d’orgue est la « Bataille d’Alger », immortalisée au cinéma par Gillo Pontecorvo, et malgré le déploiement de grands moyens et de l’envoi du contingent, la France est battue en brèche, non pas tant militairement que sur un plan politique, par la résistance de tout un peuple [7].
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Néanmoins, ce ne sont pas celles et ceux qui ont combattu qui arrivent au pouvoir, mais un secteur qui n’a que très peu participé au conflit, qui était stationné à l’extérieur, l’Armée des frontières, et qui finit par prendre le destin de l’Algérie en otage. Quoi qu’en dise la propagande de l’époque, la libération nationale n’a pas été menée jusqu’à son terme, même si le rapport avec l’ancienne puissance coloniale va être durablement fracturé, mais pas totalement. La parenthèse d’expropriation des entreprises françaises sera courte et finira dès lors que l’Etat algérien fera appel à de nouveaux investissements, installant un rapport durable de subordination du pays vis-à-vis du capital étranger, bien qu’occulté par une rhétorique nationaliste et par une croissance économique à deux chiffres basée sur la rente pétrolière, notamment pendant les années haussières allant de 1973 jusqu’au milieu des années 1980. Sur un plan social, débarrassé de la bourgeoisie coloniale, et face à la faiblesse d’une bourgeoisie algérienne, maintenue dans l’ombre par la première, c’est une bureaucratie d’Etat, soumise à l’appareil militaire, qui prend le relais et qui assure une gestion capitaliste de l’économie malgré des concessions faites aux masses dans les années 1970. Certes, cette gestion sera toujours caractérisée par un degré plus important de redistribution par rapport à d’autres pays de la région ayant connu un processus de décolonisation davantage « pacté » entre l’ancienne puissance coloniale et la bourgeoisie locale. Pendant longtemps, donc, le degré de répartition de la rente nationale entre capital-Etat et le capital étranger impérialiste, d’un côté, et prolétariat et classes populaires, de l’autre, sera moins inégalitaire que dans d’autres pays d’Afrique du Nord. Néanmoins, en dépit de politiques sociales plus ambitieuses qu’ailleurs en matière de santé, d’école, de logement et d’intégration d’un nombre surnuméraire de travailleurs dans l’administration publique (l’autre alternative à l’exode rural étant l’émigration vers la France), la République populaire algérienne n’aura jamais de populaire que le nom. La dynamique d’affrontement anticolonial et contre la bourgeoisie métropolitaine et ses alliés aura été, au final, détourné au profit du FLN, brisant toute perspective d’émancipation pleine et entière d’un point de vue national et social qu’aurait impliqué une rupture socialiste et révolutionnaire. La prophétie de Frantz Fanon, dans les Damnés de la terre de 1961, s’avérera malheureusement dans toute son acuité : les élites coloniales, caractérisées par leur « lâcheté au moment décisif de la lutte [sont] convaincue[s] qu’elle[s] pouvai[en]t avantageusement remplacer la bourgeoisie métropolitaine » [8].

Ce détournement s’exprime y compris d’un point de vue politique et symbolique, dès le début du soulèvement de 1954, par un certain nombre de règlements de compte internes au sein du camp indépendantiste. C’est ce qu’exprime, par exemple, la liquidation pure et simple du Mouvement National Algérien (MNA) de Messali Hadj, père du nationalisme dès les années 1920. Après 1962, comme nous le soulignions, c’est un corps relativement étranger aux structures sociales et combattantes algériennes qui prend le dessus, allant même jusqu’à marginaliser certaines des fédérations ayant joué un rôle majeur dans la lutte de libération, à l’instar de la « 7e willaya », à savoir la fédération de France du FLN. Pourquoi un tel destin pour ces cadres et militants, s’interroge dans ses mémoires Ali Haroun, l’un de ses dirigeants ? « Parce qu’ils n’ont pas combattu sur le sol national [et quand bien même, d’un strict point de vue militaire, indépendamment de son appui logistique, financier et politique essentiel, la fédération de France du FLN a combattu, dans les quartiers et les villes de l’Hexagone, contre la police, la répression, l’OAS et les gaullistes à travers les Groupes de Choc (GC), les Groupes Armés (GA) et l’Organisation Spéciale (OS)], suspects peut-être de trop d’européanisme, considérés comme trop politisés ou liés aux cadres ouvriers de l’émigration » [9]. Potentiellement trop à gauche et surtout trop liés au mouvement ouvrier pour un Etat algérien qui, dès 1965, avec le coup d’Etat de Houari Boumediene, est définitivement verrouillé par l’armée.

Sur la base d’un rapport de force issu tout autant de la lutte de libération et de la mobilisation des masses que de l’ébranlement de l’ordre mondial né de la poussée des années 1960 et des combats anti-impérialistes - dont le symbole est le Vietnam, où les Etatsuniens seront contraints de battre en retraite en 1975 -, Boumediene et les siens consolident le « socialisme algérien ». Les masses sont appelées à y adhérer, en échange de concessions significatives, mais tant qu’elles le font à travers les organes étatisés du mouvement ouvrier et populaire - Union Générale des Travailleurs Algériens, « filiale syndicale » du parti unique, le FLN, collectifs ouvriers qui ne sont que des succursales du pouvoir, appelées à avaliser la planification imposée par en haut, etc.. Alger continue à bénéficier de son aura de « Mecque des révolutionnaires » pour reprendre l’expression du leader indépendantiste socialiste capverdien Amilcar Cabral, ce qui n’empêche pas Boumediene d’interdire toute forme de dissidence sur sa gauche (nassériste, communiste, maoïste ou trotskyste). Cela n’empêche pas non plus ses hommes de main, en l’occurrence le colonel Zbiri, auteur d’un coup d’Etat raté en 1967, de décapiter le mouvement étudiant qui refuse de rentrer dans le rang. Pour reprendre le constat amer que dresse en 1979 Mohamed Harbi, l’un des principaux cadres du FLN et proche de Ben Bella, incarcéré et placé en résidence surveillée par Boumediene entre 1965 et 1973, la bureaucratie algérienne de la seconde moitié des années 1960 - après les décrets d’expropriation des entreprises impérialistes, l’industrialisation et la réforme agraire mis en œuvre pour permettre à la classe dirigeante de renforcer davantage son pouvoir – « va faire passer la nouvelle société de classes pour une société égalitaire, orienter la haine sociale des exploités contre l’impérialisme et la bourgeoisie privée, susciter l’enthousiasme pour des projets conçus en dehors des citoyens, favoriser la participation des travailleurs dans la mesure où elle fait avancer ses buts et la freiner partout où elle risque d’aboutir à un partage du pouvoir. En un temps relativement court, la bureaucratie algérienne a créé de toutes pièces une économie dirigée avec une structure de pouvoir autoritaire. (…) Mais cet Etat, à l’armature surdéveloppée, n’a pas soustrait le pays à la division internationale du travail, il a aggravé le déséquilibre de l’économie en la tournant davantage vers l’extérieur et la crise de l’agriculture avec ses conséquences : exode rural, sous-prolétariat des villes, émigration vers la France. Il n’a donc fait naître aucune des conditions qui rendent efficace l’effort d’industrialisation » [10].

« Ouverture », répression et guerre civile

C’est la nouvelle période qui s’ouvre à l’échelle internationale entre la fin des années 1970 et le début des années 1980, avec une reprise en main de la situation par l’impérialisme et l’imposition de la « révolution conservatrice » sur les bases de la défaite de la poussée des années 1968, à « l’Ouest » comme dans les pays « du Sud » et à l’Est (ce qui mènera, à terme, au démantèlement du bloc soviétique), qui marque et détermine un changement de cap au sein même de l’Etat algérien. La chute des cours du pétrole, en 1986, qui affecte durablement les finances algériennes, fera le reste. L’arrivée au pouvoir du colonel Chadli Benjedid, en février 1979, se fait sous le signe de « l’infitah », « ouverture », en arabe, terme inauguré sous la présidence Sadate, en Egypte, et synonyme de « normalisation » davantage que de « changement » : normalisation des rapports avec les puissances impérialistes avec, dans le cas algérien, une visite de François Mitterrand, novembre 1981, appelant à de « nouveaux rapports franco-algériens censés être un symboles des relations nouvelles entre le Nord et le Sud », une détente vis-à-vis de la monarchie-dictature marocaine alliée de la France ; normalisation économique, également, avec de nouveaux contrats signés dans le secteur gazier avec l’Hexagone, et l’encouragement donné au secteur privé dans la Charte nationale de 1986, avec ce que cela prépare en terme de privatisations, d’ouverture du marché national et de concessions faites à un nouveau secteur de la bourgeoisie algérienne ; normalisation politique également avec une mise de côté des références socialisantes des années Ben Bella et Boumediene et un renforcement des références à l’Islam, symbolisé par l’adoption en 1984 d’un Code de la famille, conçu sur la base d’une islamisation promue par en haut et qui bientôt se retournera contre l’Etat lui-même à la fin des années 1980. Ledit Code, conspué aujourd’hui dans les manifestations, fait alors des femmes, héroïnes, à l’égal des hommes, de la guerre de libération, des citoyennes de seconde zone placées sous la coupe de leur père, mari ou frère [11].

Cette « ouverture », qui va de pair avec une consolidation des pratiques autoritaires du pouvoir symbolisée par la « réélection » de Chadli avec 93,5% des suffrages en janvier 1984, ne va pas sans générer des frictions au sein de la société algérienne et des explosions sociales liées tout autant à une dégradation des conditions économiques et des conditions de vie qu’à la rigidité de l’Etat-FLN, Etat-au-parti-unique. Les deux moments clefs de la contestation, qui seront écrasés dans le sang, sont le « printemps berbère » de 1980, né de la contestation du centralisme du FLN, fondé sur le refus de reconnaissance de toute spécificité culturelle et nationale des populations berbérophones, ainsi que le mouvement de grève et d’émeutes d’octobre 1988 contre la politique du gouvernement Chadli. Mais sur fond de recul du mouvement ouvrier et de la jeunesse, en raison de la répression des soulèvements des années 1980, ce sont davantage les islamistes du Front Islamique du Salut (FIS) qui captent le mécontentement populaire qui subsiste que la gauche algérienne, affaiblie, et quand bien même le Front des Forces Socialistes (FFS) est légalisé à l’automne 1989 dans le cadre de la mise en place du multipartisme prévu par l’article 40 de la nouvelle Constitution. Cette dernière s’inscrit dans une « infitah » de façade pour tenter de « normaliser » les rapports politiques sur fond de crise rampante de l’ancien parti unique et de disparition de l’URSS, l’un des principaux alliés de l’Algérie depuis l’Indépendance.

C’est sur cette base que la situation va progressivement basculer dans un conflit armé dont la principale victime va être la population algérienne. Ses enfants vont payer un lourd tribut à la guerre civile ou guerre sociale de moyenne intensité que vont livrer les militaires au nom de la lutte contre les maquis islamistes à la suite de la suspension du processus électoral de décembre 1992. Le FIS remporte, en décembre 1991, 188 sièges à l’Assemblée, et contrôle 123 mairies et plus de 200 conseils municipaux. C’est trop, pour les militaires, qui craignent pour le monopole de leur pouvoir : ils dissolvent l’ensemble des structures élues, à tous les niveaux, et mettent en place un Haut Comité d’Etat, rebaptisé Haut Conseil de Sécurité en janvier 1994, piloté par les généraux algériens. Ils se sont débarrassé, en janvier 1992, de Chadli, accusé d’être trop laxiste à l’égard des islamistes et ils vont gouverner d’une main de fer tout au long des années 1990. Dans le cadre de la « lutte contre le terrorisme et la subversion », l’état de siège instauré en 1991 cède la place à une guerre civile dont la population est l’otage, l’armée répondant par des représailles sanguinaires aux attentats réactionnaires et aux attaques par les différentes formations islamistes mises hors-la-loi et passées à la clandestinité, à l’instar de l’Armée Islamique du Salut (AIS) ou encore du Groupe Islamique Armé (GIA), pour le plus tristement célèbre d’entre eux. En France, Mitterrand et ses premiers-ministres successifs hésitent, dans un premier temps, à soutenir les généraux algériens avant de se transformer en leurs plus fervents soutiens.

C’est ainsi que l’on présente la « Décennie noire » des années 1990 comme une guerre contre le terrorisme, contre la barbarie obscurantiste islamiste. Ce que l’on ne dit pas et qui est tu, notamment en France, en raison de la complicité entre Paris et les généraux, c’est qu’il s’agit aussi et surtout d’une machine de guerre (parfois huilée par la sécurité militaire algérienne qui orchestre ou provoque elle-même des massacres et des attentats attribués aux islamistes) destinée à briser toute forme de résistance telle qu’elle avait pu s’exprimer dans les années 1980, obligeant la population à choisir entre, d’un côté, un Etat autoritaire mais se présentant comme la seule issue face à l’emprise des islamistes, dont Chadli avait fait le lit, et les groupes armés, de l’autre. Le conflit est dévastateur, à l’origine du déplacement de plus d’un million de personnes, notamment dans les zones rurales, et fait au bas mot 60.000 morts, mais les généraux et leur personnel politique, au premier rang desquels Abdelaziz Bouteflika, en sortent victorieux.

Un règne de vingt ans

C’est sur la personne de cet ancien ministre des Affaires étrangères, et sous Ben Bella, et sous Boumediene qui le maintient à sa place –preuve de sa capacité à manœuvrer en eaux troubles- que les généraux portent leurs suffrages pour succéder à Liamine Zeroual, en 1999. Ayant longtemps disparu des radars de la politique algérienne, Bouteflika est tout à la fois homme de paille des généraux qu’arbitre de leurs conflits, de leurs affaires et de leurs trafics. Une fois les maquis islamistes très largement affaiblis, il réussit ainsi à négocier une sortie de conflit avec la « loi de concorde » votée en 1999 qui amnistie largement les bourreaux des deux camps. Mais c’est la répression du second « printemps berbère » de 2001 et son cap clairement libéral, en matière économique, qui décide l’armée et les différentes fractions de la bourgeoisie algérienne de le laisser au pouvoir, et ce pour longtemps.

Sous ses vingt années de présidence, « l’ouverture » avec laquelle il renoue se produit sur le plan économique et elle est soutenue par les tendances haussières des hydrocarbures dans les années 2000 et d’importants investissements auxquels Sonatrach associe les multinationales du secteur. Alors, certes, tout au long du mandat de Bouteflika, plusieurs conflits éclatent, remettant en cause sa politique : en 2001, en Kabylie, puis en 2003 dans le secteur pétrolier, en 2011 dans la jeunesse et une partie du salariat, en 2015 dans l’Education et en 2016 et 2017, sur fond d’aggravation de la situation économique, dans plusieurs secteurs. Mais si ces mouvements sont toujours restés fragmentés, Bouteflika et ceux qui gouvernent réellement derrière lui ont toujours pu compter sur le triple soutien de l’armée, de la bureaucratie syndicale de l’UGTA et du patronat, constitué en Forum des Chefs d’Entreprises, réactualisant ainsi le bloc social ayant sous-tendu les règnes de Boumediene et, surtout, de Chadli, mais aussi et surtout un bloc social structuré par une alliance très large, allant du centre-gauche aux forces islamistes, de soutien et de participation à l’exécutif. Face à la contestation, enfin, tout en jouant la carte du clientélisme et d’une politique ciblée de redistribution de la rente pétrolière, le pouvoir a toujours brandi le spectre de la « Décennie noire », née sur fond de contestation sociale et de fractures politiques, et, après 2011, la façon dont « les printemps arabes » ont débouché sur des scénarios chaotiques, à l’instar de ce qui se joue actuellement en Libye ou en Syrie : soit un Etat algérien fort, et quand bien même vous pensez qu’il est corrompu et que vous contestez sa politique libérale et ses conséquences en termes de chômage et d’absence de perspectives pour la jeunesse, soit le retour aux troubles des années 1990.

Ce bloc social et ce discours « boutéflikien » commence à se lézarder à l’approche des élections de 2019 sous un double processus de fracturation par en haut (avec une fragmentation croissante des secteurs de la bourgeoisie algérienne entre les plus libéraux et liés au commerce extérieur, d’un côté, et, de l’autre, ceux dépendant de l’appareil d’Etat) et par en bas (en raison notamment de l’impasse sociale dans laquelle se retrouvent des centaines de milliers de jeunes qui n’ont pas connu la « Décennie noire » autrement que dans les récits de leurs aînés ni le poids des défaites des années 1980). On connaît, aujourd’hui, la suite. Vingt ans après avoir écrit l’un de ses premiers bilans de « l’Etat-FLN », c’est comme si la prophétie de Mohamed Larbi venait à prendre corps, dans les rues d’Alger, de Bejaïa, sur les campus et dans les entreprises en grève à travers tout le pays : « après avoir longtemps utilisé la démagogie sociale pour manipuler les aspirations des masses, la classe dirigeante commence à parler le langage des hommes de l’ordre : sécurité, rendement et productivité d’abord. Ainsi, tôt ou tard, l’immense majorité des travailleurs et des sans-travail se remettra en mouvement pour modifier ses conditions d’existence, récuser la hiérarchie caractéristique de toute bureaucratie et se frayer un chemin vers la libération sociale » [12].

Compléter le combat de 1962

Cette promesse de libération ne saurait aller sans une véritable libération nationale et sociale, définitive cette fois-ci. Léon Trotsky, exilé au Mexique à la fin des années 1930, un pays ayant connu une révolution démocratico-radicale et nationale dans les années 1910, avait coutume de souligner que l’objectif, pour les masses populaires, la paysannerie, la jeunesse et les travailleurs mexicains, devait être celui de compléter et de porter à terme « le combat de Zapata » [13], que ce dernier et ses partisans n’avaient pu mener jusqu’au bout. Il fallait, pour ce faire, avancer en direction d’une révolution ouvrière et socialiste, la seule révolution à même de compléter les tâches démocratique-bourgeoises laissées en jachère après la révolution de 1910-1917.

Dans les manifestations, aujourd’hui, à Tlemcen, sa ville natale, mais ailleurs également, on voit fleurir des portraits de Messali Hadj, père du nationalisme de gauche algérien, mais aussi de toute une foule de martyrs, de résistants et de résistantes de la guerre de Libération, lorsque ce ne sont pas des moudjahida, à l’instar de Djamila Bouhired, qui descendent dans la rue et encouragent la jeunesse à reprendre le flambeau trahi et les idéaux foulés aux pieds de 1962.

Refuser de payer la dette extérieure, renationaliser l’ensemble des entreprises privatisées ou en situation de cogestion entre l’Etat et les multinationales, revenir sur toutes les privatisations depuis les années 1980, autant de revendications qui ne sauraient s’envisager sans celle du partage du travail entre toutes et tous, ce qui implique que les travailleuses puissent jouir pleinement du fruit de leurs revenus et donc abroger le Code de la famille, mais également poser la question d’une réforme urbaine et d’une nouvelle réforme agraire qui permette à l’ensemble des paysans de travailler à une autosuffisance nationale, de façon également à permettre une planification démocratique de la production et de la gestion des ressources naturelles au service de l’ensemble de la population et non au profit de quelques-uns, liés aux clans au pouvoir.

En descendant massivement dans la rue contre le « cinquième mandat » de Bouteflika, et en couplant cette revendication au « dégagisme » de l’ensemble du système, les masses populaires algériennes ont montré ce dont leur mobilisation était capable, à savoir être une force destituante qui n’a su, du moins jusqu’à aujourd’hui, se transformer en force constituante d’un nouveau pouvoir. Au Soudan, les masses se sont débarrassées, au terme d’un processus assez semblable de mobilisation, d’un dictateur encore plus féroce et qui semblait encore plus indéboulonnable en la personne d’Omar El-Béchir, si tant est que l’autoritarisme serait commensurable d’un pays à l’autre. Mais sur le chemin de la révolution, à savoir de la libération nationale et sociale pour les pays soumis à la domination des impérialistes, indépendamment des frictions existantes avec ces derniers dans le cas du régime d’El-Béchir, l’armée, qui est, en dernière instance, le parti de l’ordre, veille au grain. En l’absence d’une mobilisation du monde du travail et d’une auto-organisation de ce dernier, capable de se transformer en moteur pour l’ensemble des classes populaires dans le processus révolutionnaire, les espoirs de transformation pourraient être, à nouveau détournés et volés par d’autres. C’est l’histoire de l’Algérie depuis 1962. Mais le processus en cours, aujourd’hui, qui est loin d’être clos, pourrait rouvrir une nouvelle période : si « la solution véritable et complète [des] tâches démocratiques et de libération nationale ne [saurait] être que la dictature du prolétariat [à savoir la constitution du mouvement ouvrier en pouvoir alternatif à celui des libéraux, des réformistes ou mêmes des militaires qui prétendent parler au nom de la "révolution" ou de la "démocratie", elle doit] prendre la tête de la nation opprimée, avant tout de ses masses paysannes [et aujourd’hui des urbains pauvres et sans-travail] » [14]. Le printemps arabe est peut-être entré dans sa seconde phase ce qui aurait des conséquences décisives, à la fois au niveau régional, mais également de ce côté-ci de la Méditerranée. Face aux sceptiques et, surtout, à ceux qui, à l’Elysée et ailleurs, veulent un pouvoir fort à Alger, nous dirons avec les manifestants et Kateb Yacine, « forçons les portes du doute » [15] et confier en la poursuite et l’intensification du hirak en Algérie, jusqu’au bout, cette fois-ci.

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NOTES DE BAS DE PAGE

[1Jean-Pierre BOIS, Bugeaud, Paris, Fayard, 2014, p.321

[2L’indigénat est la codification de l’ensemble des pratiques mises en place à partir de 1834 en Algérie et généralisées par la suite à l’ensemble des colonies françaises visant les populations autochtones, non-européennes, assez semblables à ce qu’a représenté l’Apartheid en Afrique du Sud au XX° siècle, et soumettant les populations en territoires coloniaux à toute sorte de discriminations et d’obligations, dont le travail forcé. Le statut ne sera définitivement aboli qu’après-Guerre, perdurant en Afrique occidentale française jusqu’en 1946

[3David GALULA, Pacification en Algérie, Paris, Les Belles Lettres, 2016 [première publication en anglais de 1963 par Rand Corporation], p.284-285

[4M. REGGUI, Les massacres de Guelma, Paris, La Découverte, 2006, p.49

[5On pourra notamment se référer à Sortir du Colonialisme [Collectif], Résister à la guerre d’Algérie par les textes de l’époque, Paris, les Petits Matins, 2012

[6Après avoir voté les pleins pouvoirs à Guy Mollet pour envoyer le contingent en Algérie, la direction stalinienne avance, tout au plus et sur la fin de la guerre, l’idée de la « paix en Algérie », et non de son indépendance

[7« Qu’en est-il de l’armée, et que sont devenus les criminels [qu’ils aient été, ou non, putschistes, en 1961] de 1954-1962 ? », s’interroge Pierre Vidal-Nacquet dans l’un des premiers textes français revenant sur les crimes de l’armée en Algérie. Tous amnistiés, sans avoir été sérieusement inquiétés, en 1962, qui recyclé dans l’appareil d’Etat, qui à la retraite, les « plus dangereux [faisant] prime sur le marché des brigades patronales » et que l’on retrouvera dans les groupes de choc mis en place par les patrons français pour juguler la poussée ouvrière des années 1968. Voir P. VIDAL-NACQUET, Les crimes de l’armée française. Algérie 1954-1962, Paris, La Découverte [première édition chez Maspero en 1975], 2001, p.10-11.

[8F. FANON, Les damnés de la terre [1961], Paris, La Découverte, p.145-146

[9A. HAROUN, La 7e wilaya. La guerre du FLN en France, 1954-1962, Alger, Rahma, 1992, p.433

[10M. HARBI, Le FLN. Mirage et réalité des origines à la prise du pouvoir (1945-1962), Paris, Les Editions JA, 1985, p.379

[11On songera à la façon dont ce Code contrevient à « la Charte d’Alger », adoptée en 1964, et qui souligne combien « pendant des siècles la femme algérienne a été maintenue dans un état d’infériorité que tendaient à justifier des conceptions rétrogrades ou des interprétations erronées de l’Islam. Le colonialisme a aggravé cette situation de notre société (…). La guerre de libération a permis à la femme algérienne de s’affirmer et de prendre aux côtés de l’homme des responsabilités et une part active à la lutte. (…) Mais aujourd’hui encore, le poids du passé risque de freiner l’évolution dans ce sens. (…) L’égalité de la femme et de l’homme doit s’inscrire dans les faits » (in Fadéla M’RABET, La femme algérienne, Paris, Maspéro, 1965, p.127-128. Pour clore le chapitre qui cite la Charte, M’rabet conclut, de façon lapidaire « il en est de la libération des femmes comme de l’indépendance nationale : elle s’arrache » (ibid., p.139). C’est donc l’Etat-FLN lui-même qui, au nom de concessions à l’égard de certains secteurs ayant le vent en poupe dans les années 1980 et en raison de son propre autoritarisme congénital, revient, pour ce qui est de la question des femmes, sur les droits qui avaient été arrachés, de haute lutte, par les combats de libération.

[12M. LARBI, op. cit., p.385.

[13L. TROTSKY, « Sobre el segundo plan sexenal en México » (1939), in Escritos latinoamericanos, Buenos Aires, CEIP, p.151

[14L. TROTSKY, La révolution permanente (1929), Paris, Editions de Minuit, 2007, p.124

[15K. YACINE, « A A. Walter », in Soliloques, (1946), Paris, La Découverte, 1991, p.34
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