"Système dégage !"

Algérie. Quand celles et ceux d’en bas ne veulent plus….

Mones Chaieb

Algérie. Quand celles et ceux d’en bas ne veulent plus….

Mones Chaieb

La mobilisation des masses populaires en Algérie et, bien entendu, au Soudan, comme contre-point d’une situation internationale marquée avant tout par une offensive du capital et de l’impérialisme ? Loin de vouloir enfermer le processus en cours dans des caractérisations hâtives, le texte qui suit se propose de mettre en lumière les éléments les plus dynamiques et prometteurs d’une mobilisation qui a commencé le 22 février dernier et qui a déjà conduit au renversement d’un président accroché au pouvoir depuis vingt ans..

La jeunesse algérienne à l’épreuve du régime

Les énormes manifestations qui ébranlent le régime algérien depuis le 22 février sont le fruit du passage du désenchantement à la colère active de la société algérienne et en particulier de la jeunesse vis-à-vis de ce régime et du projet libéral qu’il incarne. Les slogans élaborés au départ par les supporters dans les stades de football ont vite essaimé dans les manifestations, d’Oran à Annaba et d’Alger à Tamanrasset. Ils tournent en dérision la figure de Bouteflika, un chef d’Etat pratiquement invisible depuis son AVC en 2013, parodient les affaires de corruption parues dans la presse et mettent en scène la précarité et les désillusions des jeunes en chantant leur détermination contre le président et son régime malgré les menaces. Dans un premier temps l’appareil sécuritaire pourtant bien rodé à la répression des mouvements sociaux s’est trouvé comme paralysé par l’ampleur de la mobilisation, du jamais vu depuis le début des années 1990. Il faut se figurer des millions d’Algériens, femmes et hommes, jeunes et moins jeunes, descendre dans les rues dans quasiment toutes les régions du pays. Conscient de l’embrasement potentiel qu’une tentative de réponse à ce mouvement par la matraque aurait pu causer, le régime s’est retrouvé désarmé, sans autre choix que de laisser faire les marches. D’autant plus que la discipline exemplaire des manifestants pour déjouer une telle tentative et rester insensible aux provocations policières, les jeunes allant même jusqu’à nettoyer eux-mêmes les rues après leur passage, aurait contribué à rendre insupportable aux yeux des masses le recours à la violence par l’Etat. Il faut également souligner à ce sujet que cette attitude a également semé le doute dans l’esprit de bon nombre de militaires et policiers de base qui retrouvaient parfois en face d’eux des membres de leur famille ou de leur entourage dans les manifestations, tellement celles-ci étaient nourries, attirant des pans entiers de la population n’ayant, jusqu’alors, jamais osé ou voulu participé à une manifestation, encore moins à une mobilisation contre un régime se voulant l’héritier de celui de 1962 et, aussi et surtout, comme étant celui qui a conduit le pays en dehors des ornières de la guerre civile.

Pour autant le régime a tenté de combler cette paralysie de l’appareil répressif par le déploiement d’un dispositif de propagande important pour tenter de dissuader les masses de manifester en rappelant le souvenir de la « Décennie noire » – théâtre d’un conflit extrêmement violent entre les maquis islamistes et l’appareil sécuritaire de l’Etat algérien qui a fait plusieurs dizaines de milliers de morts – ou la guerre civile en Syrie et les bombardements de l’OTAN en Lybie qui ont suivi les soulèvements de 2011, attribuant la mobilisation à la main étrangère et intimant au peuple algérien de rentrer à la maison sous peine de connaître le même sort. Mais ces injonctions n’ont pas fonctionné pour plusieurs raisons. D’abord la jeunesse qui a constitué l’avant-garde de la mobilisation n’a qu’un souvenir résiduel des années 1990 et du terrorisme qui, plutôt que de lui faire peur, l’a surtout immunisé de l’islam politique. Ensuite, les références aux soulèvements de 2011 ont produit l’effet inverse que celui escompté, montrant à la face du monde que ces présidents, les Ben Ali, les Moubarak, les Kadhafi pouvaient être renversées par la mobilisation populaire. Partant de là, la nouvelle candidature de Bouteflika pour se succéder à lui-même a résonné comme une insulte à la dignité du peuple algérien qui se devait de s’en laver. Enfin, l’argument de la main étrangère n’a convaincu personne. D’une part car le régime de Bouteflika n’a rien à envier à celui d’un Moubarak égyptien ou d’un Ben Ali tunisien pour ce qui est de sa servilité face à l’impérialisme. A titre d’exemple, l’une des premières réformes qu’a tenté de mettre en place son gouvernement au début des années 2000 consistait à offrir des facilités aux multinationales pour investir dans le secteur des hydrocarbures en Algérie (loi Khelil). D’autre part, le silence de la diplomatie algérienne quant aux crimes commis par l’OTAN en Lybie ou par l’Arabie Saoudite au Yémen a fini par démasquer l’inconséquence d’un prétendu caractère anti-impérialiste de l’Etat algérien. Bouteflika n’a plus grand-chose à voir avec un Boumediene qui pouvait encore faire illusion pour légitimer son pouvoir auprès des masses. Par conséquent, si l’état-major de l’armée dirigé par Gaïd Salah a besoin de jouer sur la corde de la défense nationale pour prétendre à intervenir ouvertement contre la mobilisation et restaurer l’ordre, cet argument ne fait aujourd’hui pas autorité. Malgré un contexte régional instable, notamment en Lybie, au Niger et au Mali, les masses populaires ont conscience que le régime actuel, loin de protéger les richesses nationales, les a bradées aux puissances impérialistes.

La contamination au mouvement ouvrier

La jeunesse a donc joué le rôle de catalyseur des couches exploitées et opprimées de la société algérienne, les femmes, les journalistes, les petits commerçants et petits paysans, tous brimés par un régime oppressant. Le mouvement des femmes particulièrement, en entrant dans la mobilisation le vendredi 8 mars, journée internationale de la lutte pour les droits des femmes, a donné à la mobilisation le visage d’un de ses segments le plus précaire, contestant radicalement le pouvoir en place. Surtout, la spontanéité et le caractère radical de ce début de mobilisation a par la suite logiquement contaminé des secteurs importants du mouvement ouvrier. Alors que Abdelmajdid Sidi Saïd, le secrétaire de l’Union Générale des Travailleurs Algériens (UGTA, le syndicat unique lié au régime et au FLN) soutenait corps et âme Bouteflika et sa candidature pour un cinquième mandat, la question s’est vite posé pour les travailleurs qui participaient aux manifestations en tant que « citoyens » de s’organiser sur leurs lieux de travail pour y faire grève, afin d’accentuer la pression sur le régime en touchant au portefeuille des classes dominantes, permettant par là-même de peser sur le rapport de force pour mettre en avant leurs propres revendications sociales en ce qui concerne les salaires et les conditions de travail, mais aussi les questions démocratiques face à la crise de représentativité du régime et à la corruption à ciel ouvert des bureaucraties syndicales et politiques. La césure entre la direction bureaucratique de la seule centrale syndicale d’Algérie et le monde du travail a ainsi donné lieu à des appels à la grève spontanés à partir du 10 mars, relayés sur les réseaux sociaux sans que n’y soient défini les objectifs de la grève au-delà du mot d’ordre aussi radical que flou, « système dégage ».

Si les grèves en Algérie ont été nombreuses ces dernières années, avec un certain nombre de revendications sectorielles allant de la défense des droits syndicaux à la titularisation des contrats précaires en passant par l’augmentation des salaires ou la lutte contre la réforme des retraites et la loi de finance, ces grèves n’avaient pour autant pas su s’élever à un niveau à la fois national et politique. Et force est de remarquer que cette nouvelle entrée en scène du mouvement ouvrier a bien fait trembler le pouvoir, pour preuve les augmentations de salaire accordées dans certaines grandes entreprises avant même le début de la grève, puis l’annonce faite par Bouteflika, le 11 mars, qu’il ne se représenterait pas pour un cinquième mandat, le lendemain du premier jour de grève. En constituant un début de victoire, cette première concession a permis d’esquisser ce que pourrait être la force du mouvement ouvrier algérien à la condition qu’il soit doté d’une véritable organisation indépendante de l’Etat et des patrons. Car c’est bien là que le bât blesse : l’absence d’organisation indépendante du régime empêche jusqu’à maintenant le mouvement ouvrier de se compter, de coordonner ses actions et d’établir une plateforme revendicative en mesure de fédérer l’ensemble des travailleurs, du public comme du privé. C’est ce qui empêche également la mise en mouvement des secteurs stratégiques de l’économie algérienne, notamment dans les hydrocarbures, où les travailleurs sont particulièrement fliqués par une bureaucratie aux ordres du régime, de même que dans le secteur du privé, où les libertés syndicales n’existent quasiment pas, à l’image des usines CEVITAL, propriété d’Issad Rebrab, première fortune du Maghreb. C’est ce rôle de contention énorme du mouvement ouvrier que joue la direction bureaucratique de l’UGTA et qui explique la popularité du mot d’ordre « Sidi Saïd dégage » ainsi que celui de réappropriation de l’UGTA par les travailleurs.

Et si à ce sujet il est clair qu’il ne suffit pas que l’actuel secrétaire général démissionne pour que la centrale syndicale soit purgée de la bureaucratie qui y pullule depuis tant d’années, on ne peut que se réjouir que les travailleurs témoignent de leur volonté de se réapproprier l’outil syndical en se rassemblant sur ces mots d’ordre, par milliers, comme cela a été le cas ce mercredi 17 avril devant le siège de l’UGTA. Il ne faut cependant pas nier l’existence de certains secteurs importants de la bureaucratie en place, à la direction d’un bon nombre de fédérations syndicales, et qui cherchent à se donner des airs combatifs sous pression de la base pour ne pas se faire « dégager » elles-aussi, et qui reprennent ainsi à leur compte les mots d’ordre « dégagistes » en entretenant volontairement le flou sur l’alternative à construire, avec l’espoir de remplacer l’actuel Secrétaire Général et de pouvoir jouer un rôle dans les recompositions du bloc dominant. A charge maintenant pour les travailleurs de se donner les moyens d’investir les secteurs frondeurs et de proposer un programme pour une véritable réappropriation de l’UGTA par les travailleurs, sur la base de la démocratie ouvrière et de l’indépendance du syndicat vis-à-vis du régime et de la bourgeoisie. Cela devrait impliquer d’intégrer les revendications des secteurs les plus précaires à l’image des femmes travailleuses, afin de constituer une base solide pour ne pas laisser la direction du mouvement ouvrier à ces directions bureaucratiques lorsque des périodes de lutte de classe aigües s’enclenchent.

Ce qui pousse les classes dominantes à vouloir restaurer l’ordre

Les classes dominantes voyant que l’hypothétique cinquième mandat devenait de plus en plus compromis se devaient de réagir vite pour calmer la colère en multipliant les injonctions faites aux masses à rentrer chez elles. Et cela afin d’éviter que les embryons d’auto-organisation dans les quartiers, les entreprises, et les universités ne se développent, et avec qu’avec eux n’émergent les revendications contre les inégalités sociales, pour les libertés syndicales, ou encore contre la précarisation de la moitié de la population algérienne via le Code de la Famille qui impose aux femmes algériennes un statut de citoyennes de seconde zone. Les hommes du régime se sont donc arrachés les cheveux pour trouver une solution qui permette à la fois à la figure d’un Bouteflika devenu trop gênant de s’éclipser discrètement tout en maintenant les institutions du régime et en donnant des gages de stabilité aux investisseurs internationaux et aux patrons locaux.

Les informations relayées par la presse au sujet des retombées de la mobilisation sur l’économie algérienne témoignent d’une inquiétude croissante des classes dominantes. A l’instar du journal El Watan qui alertait le 26 mars dernier en ces termes : « plusieurs personnalités politiques avisées soupçonnent des transferts illicites de capitaux vers l’étranger, alertent et interpellent les autorités compétentes à agir avant qu’il ne soit trop tard. Il est vrai qu’en cette période pleine de doutes, les têtes d’affiche de la corruption seraient tentées de quitter le pays avec "coffres et bagages" ». Le quotidien en ligne TSA Algérie signalait, quant à lui, que « la préservation des réserves de change du pays est le sujet de toutes les attentions et de toutes les inquiétudes au cours de la période actuelle » et l’Ordre des Avocats d’Alger demandait en conséquence « au gouverneur de la Banque d’Algérie et aux directeurs des banques de "ne plus valider" et de "ne pas régler tous les contrats et toutes les opérations commerciales de certains intérêts privés" et de veiller à "éviter la dilapidation de l’argent public" ». La fuite des capitaux constitue en effet une menace potentielle lorsque l’on sait que les réserves de change du pays ont fondu, compte-tenu de la baisse du cours du baril et de l’aggravation du déficit commercial, passant de 190 milliards de dollars en 2014, à moins de 80 milliards en 2019.

A cela s’ajoute un autre élément, et non des moindres, qui touche au cœur de l’économie algérienne : le secteur des hydrocarbures qui concentre à lui seul 90% des exportations et 70% du budget de l’Etat. Alors que la Sonatrach (acronyme de « Société nationale pour la recherche, la production, le transport, la transformation, et la commercialisation des hydrocarbures »), créée en 1963, au lendemain de l’indépendance et aujourd’hui première entreprise du continent est devenue le pilier financier du régime, lui permettant de renflouer les caisses et de calmer les mouvements sociaux à coups de subventions, d’aides sociales, et de commandes publiques, le Wall Street Journal révélait ainsi dans un article intitulé « La tourmente politique algérienne jette un doute sur les transactions pétrolières et gazières » que lors du 12ème Forum algéro-américain qui s’est tenu à Houston les 7 et 8 mars dernier, Exxon Mobil (la première compagnie privée dans ce secteur au niveau mondial) décidait de geler ses investissements en Algérie et de suspendre « du moins temporairement » les discussions avec l’entreprise publique algérienne du fait de « l’incertitude sur la transition présidentielle ». Un responsable de la Sonatrach confiait par ailleurs au journal en ligne Casbah Tribune que « les dirigeants de la première compagnie mondiale d’hydrocarbure ont annoncé à Abdelmoumen Ould Kaddour et à Mustapha Guitouni [respectivement le PDG de Sonatrach et le ministre de l’énergie du gouvernement Ouyahia remplacé par le gouvernement Bedoui le 31 mars 2019] leur intention de geler la signature de ce partenariat. Les Américains refusent de s’engager dans une Algérie qui traverse une crise politique sans précédent. Ils ont également fait part de difficultés à travailler avec une compagnie dont le staff dirigeant est instable ». Outre le géant américain Exxon Mobil, la compagnie BP LC et le norvégien Equinor ASA ont également témoigné de leurs inquiétudes, en particulier pour ce qui est de l’exploitation du gaz de schiste. Le Wall Street Journal soulignait donc qu’une « transition politique controversée en Algérie crée une incertitude autour d’un certain nombre de contrats d’investissements étrangers dans le plus grand pays producteur de gaz naturel en Afrique », entendre par là que la composition des décideurs politiques étant remise en cause, le nom du PDG de la Sonatrach risque probablement de l’être aussi, alors qu’il est dans le viseur des manifestants en raison des soupçons de corruption qui pèsent sur lui depuis 2007, avant même sa promotion à ce poste.

Ces prises de positions et menaces de quitter le pays cachent mal une volonté des multinationales en question de mettre la pression sur un futur gouvernement pour exiger une libéralisation du secteur, étant donné que la loi algérienne confère jusqu’ici le monopole à la Sonatrach sur le transport du gaz par canalisation et restreint les investissements privés dans le domaine des hydrocarbures à 49% du capital des projets. Une législation que les puissances impérialistes voudraient bien abolir, elles qui souhaitent étendre leur contrôle sur le secteur stratégique de l’énergie. Dans un article du 18 avril, l’analyste au Monde Afrique Benjamin Augé analysait que « le Code des hydrocarbures de 2006, lui, a considérablement amoindri l’attractivité de l’Algérie pour les sociétés étrangères. Dans la logique d’hyper-contrôle, il fallait que ce joyau reste national, [regrettant amèrement que l’Etat algérien se soit servi dans la manne des hydrocarbures pour le] financement de programmes sociaux ». Il préconisait ainsi l’ouverture du secteur aux entreprises étrangères et une réorientation de l’exportation de l’extraction vers le gaz de schiste en passant évidemment sous silence les conséquences sociales et écologiques de telles orientations.

Mais contrairement aux cris alarmistes des porte-voix de l’impérialisme, la protection relative que constitue cette loi contre l’intrusion des capitaux étrangers dans un secteur stratégique de l’économie algérienne n’a pas empêché les multinationales du secteur de profiter des bénéfices du sous-sol algérien, pas plus que les dirigeants politiques successifs de s’engraisser en pot-de-vin et autres méfaits commis à l’ombre de l’opacité de la gestion de Sonatrach, contredisant ainsi leurs prétentions à se présenter comme rempart « contre la main étrangère ». Alors que, dès l’indépendance, la direction du Front de Libération Nationale avait passé des accords pour attribuer des concession aux groupes français et américains tout en nationalisant la propriété des sous-sols, « l’infitah » (« ouverture ») de la période néo-libérale, à partir des années 1980, a commencé à s’attaquer à la libéralisation du secteur, et ce sont bien les luttes des travailleurs qui ont permis de se défendre face à ces attaques, notamment lorsqu’au début du premier mandat de Bouteflika. A l’époque, la loi Khelil (du nom du ministre de l’énergie) avait été combattue par des grèves massives des ouvriers des hydrocarbures.

On comprend donc les aspirations des masses à une réappropriation et à une gestion transparente des richesses nationales qui se sont exprimées dans le mouvement à travers les slogans dans les manifestations, et aussi tout récemment avec le blocage du nouveau ministre de l’énergie Mohamed Arkab, qui a été empêché d’accéder au siège de l’entreprise Sonelgaz, le 21 avril, par les travailleurs du groupe, avant qu’il parvienne à y entrer grâce au déploiement d’un dispositif policier important et qu’il soit ensuite empêcher d’’en sortir par la foule encerclant le bâtiment à l’extérieur. Or dans le cadre du développement du processus d’auto-organisation des travailleurs et des masses opprimées, ces aspirations pourraient vite se traduire concrètement dans des éléments de programme tels que la nationalisation de l’ensemble du secteur des hydrocarbures, le monopole sur le commerce extérieur, et l’ouverture des comptes des entreprises pour briser le secret commercial (derrière lequel se cachent les dirigeants) pour maquiller la corruption et contrôler démocratiquement la production et la répartition des richesses. La menace que pourraient constituer de pareilles velléités de la part du camp social des exploités en Algérie, constitue donc autant de raisons pour les classes dominantes à vouloir un retour à l’ordre rapide, exprimé par le mot d’ordre de « transition courte », et à se mettre en dernière instance derrière le seul appareil qui peut prétendre à le faire aujourd’hui : l’état-major de l’armée.

Le rôle de l’armée et ce que la « transition démocratique » veut dire

Ahmed Gaïd Salah est un homme du régime. Proche du clan Bouteflika, il est nommé chef de l’état-major de l’armée en 2004 et occupe depuis 2013 le poste de vice-ministre de la Défense. Fervent soutien de l’ancien président, il déclarait pompeusement le 25 février, au lendemain du premier vendredi de manifestation, qu’il assurerait contre vents et marées « toutes les conditions favorables au bon déroulement des prochaines élections présidentielles dans un climat de quiétude, de sérénité, de sécurité et de stabilité », se portant ainsi garant de la réélection d’Abdelaziz Bouteflika. Le rôle de l’Armée Nationale Populaire en Algérie n’est pas des moindres. Au lendemain de l’indépendance, alors que les masses galvanisées par le rôle joué contre le colonialisme français connaissaient une activité intense à travers l’auto-organisation paysanne et ouvrière pour se réapproprier les terres et usines laissées par les colons, la bourgeoisie algérienne demeurait trop faible pour être en mesure de bâtir un Etat qui réponde à ses intérêts de classe, en raison de l’oppression coloniale. Elle avait donc dû se résoudre à se ranger sous l’aile protectrice de l’Armée de Libération Nationale (ALN) des frontières dirigée par Ahmed Ben Bella et Houari Boumediene, seule force suffisamment organisée et bénéficiant d’assez de légitimité au sortir de la guerre pour assurer un retour à l’ordre et garantir aux classes dominantes en construction les conditions nécessaires pour développer leur mainmise sur l’économie. Depuis, quasiment tous les présidents algériens sont des anciens de l’ALN (y compris Bouteflika), et le soutien de l’appareil militaire est resté un facteur déterminant pour la stabilité des gouvernements successifs comme l’a montré le départ de Bouteflika après que Gaïd Salah l’a finalement appelé à démissionner. Et si cet appareil a su maintenir sa stature dans le paysage, cela n’est pas non plus sans lien avec l’idéologie nationaliste véhiculée par Boumediene, ou avec la Décennie noire marquée par le terrorisme. Il fallait donc ménager cet ultime pilier du pouvoir algérien face au hirak du 22 février 2019, afin de ménager une porte de sortie aux classes dominantes dont l’appareil militaire représente les intérêts, tout d’abord en refusant de réprimer directement les manifestants, puis en se délimitant peu à peu de la fuite en avant du clan présidentiel.

C’est ainsi que le 26 mars, alors que les masses mobilisées démontraient après plus d’un mois qu’elles n’entendaient pas baisser les bras face aux manœuvres de Bouteflika (annonces successives pour calmer les masses et faire accepter son maintien au pouvoir d’un « mini-cinquième mandat », puis d’un renoncement à sa candidature en échange d’une prolongation du quatrième mandat...), le chef de l’état-major appelait officiellement à appliquer l’article 102 de la Constitution pour déclarer l’état d’empêchement à l’égard du président malade. En effet, cet article dispose que « lorsque le Président de la République, pour cause de maladie grave et durable, se trouve dans l’impossibilité totale d’exercer ses fonctions, le Conseil constitutionnel se réunit de plein droit, et après avoir vérifié la réalité de cet empêchement par tous moyens appropriés, propose, à l’unanimité, au Parlement de déclarer l’état d’empêchement », et ajoute que « le Parlement siégeant en chambres réunies déclare l’état d’empêchement du Président de la République, à la majorité des deux tiers de ses membres et charge de l’intérim du Chef de l’Etat, pour une période maximale de quarante cinq jours, le Président du Conseil de la Nation, qui exerce ses prérogatives dans le respect des dispositions de l’article 104 de la Constitution ». La manœuvre était donc simple : concéder une victoire partielle à la rue, tout en se débarrassant de la figure la plus gênante du régime et en misant sur le fait que cela suffirait à satisfaire les masses, ou au moins un segment assez conséquent afin de pouvoir maintenir les institutions du régime et opérer un tournant répressif sans trop de résistance.

Le 2 avril Abdelaziz Bouteflika acceptait donc l’injonction de l’état-major de l’armée à démissionner sous pression de la rue. Avant cela il nommait un gouvernement de technocrates dirigé par son ancien ministre de l’Intérieur Noureddine Bedoui, tandis qu’il s’assurait que la présidence par intérim serait attribuée à Abdelkader Bensalah, l’un de ses proches, placé à la présidence du Conseil de la Nation en 2002, de même que Gaïd Salah resterait en place. Une porte de sortie laissée au régime donc, via une démission qui ne laisse pas de vide constitutionnel, et assure une continuité au fonctionnement de l’Etat. Cependant la mise en place de ce gouvernement, dirigé et composé par des figures associées à ce qu’il y a de plus pourri dans le régime, a été vécue comme une provocation de plus pour les manifestants. N’étant pas en mesure de restaurer l’ordre et de mener les réformes voulues par le patronat vu le contraste entre sa faiblesse et l’irruption des masses sur la scène politique, certains secteurs de la bourgeoisie en appellent même l’armée à prendre plus sérieusement les choses en main et à déborder le cadre constitutionnel, alors que celle-ci s’est pour le moment cantonné à respecter la procédure prévue par la Constitution, c’est-à-dire à l’organisation de nouvelles élections présidentielles 90 jours après la démission du chef de l’exécutif, soit le 4 juillet prochain. Ainsi le journal en ligne Maghreb Emergent s’alarmait samedi 20 avril : « le chef de l’Etat Abdelkader Bensalah ne peut plus aller jusqu’au bout de sa mission constitutionnelle. Sa démarche d’organiser des élections présidentielles le 4 juillet prochain, est rejetée aussi bien par la rue qui l’a exprimé clairement vendredi 19 avril que par l’opposition et la société civile représentative. Le soutien du chef de l’état-major des corps armés à la feuille de route constitutionnelle proposée par Bensalah n’a pas eu d’effet ».

En effet, la perspective d’une élection présidentielle dans à peine un mois et demi ne convainc pas la rue. Les masses, radicalisées par le tournant répressif opéré après la démission de Bouteflika, le régime faisant usage de balles en caoutchouc, de grenades lacrymogènes, et de canons à ondes contre les étudiants dans un premier temps, puis pendant les marches du vendredi, ont encore indiqué ces derniers jours combien elles rejettent cette énième manœuvre. Elles sont bien conscientes qu’une telle élection ne laissera de place qu’aux organisations et partis politiques complices du régime, en mesure de mener campagne en si peu de temps. C’est d’ailleurs à cette pression populaire que l’on doit la récente déclaration d’une quarantaine de maires, notamment en Kabylie, qui s’opposent à cette élection et ont annoncé leur intention de ne pas l’organiser. De plus ce processus électoral est toujours autant verrouillé par les institutions du régime. Dans la dynamique actuelle ce sont bien elles qui sont visées par la mobilisation populaire, notamment la présidence de la république, qui en est l’institution suprême, et qui commence elle-même à être sérieusement remise en cause par endroits, tout comme l’Assemblée Populaire Nationale (APN) et le Conseil Constitutionnel. Suite à la démission de Tayeb Belaïz ce mardi 16 avril, la présidence de ce dernier a d’ailleurs été attribuée à Kamel Féniche, le procureur qui jetait en prison des dizaines de militants du printemps berbère en 1980. Un épisode qui est donc vécu comme une énième insulte par les masses et qui finit de désarmer y compris les moins radicaux quant aux capacités de ce régime à se réformer, avec l’actualité du slogan repris partout « yetnahaw ga3 » (qu’ils partent tous).

Des manœuvres qui font long feu. Et maintenant ?

Ce n’est pourtant pas faute d’avoir tenté de mettre en scène de fausses « opérations mains propres », à l’image de l’arrestation de Ali Haddad l’ancien patron du Forum des Chefs d’Entreprise (FCE, sorte de MEDEF algérien), dans la nuit du 30 au 31 mars, à la frontière algéro-tunisienne, alors qu’il tentait de prendre la fuite. D’autres grands patrons proches du clan Bouteflika sont également visés par des procédures judiciaires dans des affaires de corruption et des interdictions de sortie du territoire, à l’image de Mahieddine Tahkout ou des frères Kouninef dont le groupe KouGC jouissait de facilités dans l’attribution de commandes publiques comme en témoigne le journal El Watan : « L’Armée nationale populaire, les compagnies Sonatrach et Sonelgaz ou encore le ministère des Ressources en eau font partie des clients du groupe Kouninef. Ils sont habitués à payer rubis sur l’ongle les factures de travaux et de services. Jamais de créances impayées ni de retards prolongés lorsqu’il s’agit pour l’institution publique de payer les filiales du groupe en question. La proximité des Kouninef du clan présidentiel n’est sans doute pas étrangère à la subite expansion du groupe KouGC, qui a toujours payé en retour ceux qui le soutiennent par des gratifications multiformes ».

Cependant le projet des classes dominantes effrayées par une situation politique instable et l’irruption des masses sur la scène politique n’est clairement pas de sortir du cadre constitutionnel du régime pour encourager le contrôle du processus en cours par la base. Bien au contraire, Maghreb Emergent publiait le 31 mars dernier des propositions extraites d’une feuille de route élaborée par le Front Algérien pour le Développement, la Liberté et la Justice (FADLJ, regroupant des associations et partis libéraux). Celle-ci prévoit entre autre « l’institution d’une courte période de transition au cours de laquelle les prérogatives du président sortant seront transférées à une instance présidentielle composée de personnalités nationales connues pour leur crédibilité, probité et compétence. L’Instance aura pour mission de prendre en charge les revendications du peuple et ses membres s’abstiendront de toute candidature ou proposition de candidature lors des prochaines échéances électorales ». Ainsi cette transition – qui n’aurait de démocratique que le nom – serait assurée par une instance qui ne serait même pas élue et qui reposerait sur des personnalités que les classes dominantes elles-mêmes jugeraient « de confiance ». Ainsi y voit-on les noms de Mustapha Bouchachi, Karim Tabbou, Ahmed Benbitou ou encore Zoubida Assoul, qui circulent. Tous prétendent avoir la « confiance » du peuple alors qu’ils n’ont jamais émis un seul mot pour défendre les intérêts des masses populaires pour ce qui est des questions de salaire, de conditions de travail, de logement, rejetant ces revendications à des questions soi-disant idéologiques, tandis que d’un point de vue démocratique ils s’arrogeraient le droit de passer au-dessus de toute consultation populaire. Pourtant, s’il est une leçon que les masses ont pu apprendre de la longue liste de tromperies dont elles ont fait les frais au cours de l’histoire, c’est bien que, plutôt que la confiance aveugle, c’est le contrôle des élus à la base, et la possibilité de les révoquer au cas où ils n’obéiraient plus aux tâches pour lesquelles ils ont été élus, qui assure au bas peuple une représentation démocratique et garante de ses intérêts sociaux et politiques.

C’est pourquoi il est nécessaire, dès aujourd’hui, d’être en mesure de formuler un projet politique en direction des larges couches de travailleurs, d’étudiants, de chômeurs, de femmes, de précaires, qui sont sortis dans la rue, se sont mis en grève, avec le mot d’ordre de « système dégage ». Nécessité est aujourd’hui de contrôler le processus en cours à la base et pour cela de défendre la forme d’organisation qui soit à la fois la plus démocratique possible et qui permette aux opprimés de construire leurs organes de représentation. C’est pour ce faire que se pose la perspective d’une assemblée constituante révolutionnaire, c’est-à-dire qui ne soit pas pilotée par les institutions d’un régime pourrissant, mais qui ait pour tâche de poser les bases de ce que signifie mener à bien les tâches démocratiques et sociales de l’indépendance nationale, jusqu’au bout, cette fois-ci.

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