Grenades, tonfas et LBD

À quoi servent les armes “non létales” ?

Leonava Whale

À quoi servent les armes “non létales” ?

Leonava Whale

De Rémi Fraisse aux mutilés du mouvement des gilets jaunes, en passant par Théo ou Zineb Redouane, la dangerosité des armes « non létales » [1] s’est révélée ces dernières années. Dans son ouvrage Gazer, mutiler, soumettre, (Éditions La Fabrique, 2020), Paul Rocher fait le procès des armes non létales. Un ouvrage important qui nous permet de mieux comprendre les enjeux politico-militaro-industriels autour de la question des violences policières.

Il existe des armes non létales de nature très différentes ; les matraques (tonfa), les canons à eau, les grenades assourdissantes, les grenades de désencerclement, les LBD-40 ou « Lanceur de balles de défense », le gaz lacrymogène, etc. Celles-ci sont devenues omniprésentes dans les manifestations d’aujourd’hui. Plus aucun cortège ne se forme sans devoir se préparer à affronter les gaz lacrymogènes. Les banderoles, autrefois en tissu, se sont renforcées pour pouvoir arrêter les tirs de LBD ou les matraques. De même, comme sur un champ de bataille, des « street médics » ont fait leur apparition pour prodiguer les premiers secours aux blessés.

Il faut dire que depuis quelques années l’utilisation de ces armes a explosé. Les blessé.e.s et les mort.e.s également. Paul Rocher montre que quand une arme non létale tue – invalidant par là même son nom – le pouvoir a deux options : s’en prendre à la victime, son état de santé, ses actions, ou s’en prendre à l’action du policier, ce qui peut (parfois) déclencher une enquête, mais jamais remettre en cause de la nécessité d’utiliser lesdites armes. Si c’est quasi exclusivement la première solution qui est retenue (l’IGPN servant presque systématiquement à blanchir les flics), le fait de s’interroger sur la légalité de l’utilisation des armes non létales ne permet pas de questionner leur but, ni leur existence.

Les armes non létales répondent à un enjeu pour le pouvoir en place, celui de contrôler les corps, les foules et les manifestations. Pour cela il a recours à la violence et à la répression. Mais, même lorsque l’État fait preuve d’une violence accrue, il ne peut se permettre d’être perçu comme violent par la population, il cherche alors systématiquement des moyens de cacher sa violence. C’est le rôle des armes non létales. Leur objectif est de choquer ou de paralyser des personnes, de rendre un espace intenable ou d’empêcher de quitter une zone. Le pouvoir en place défend les armes non létales parce qu’elles seraient peu dangereuses, parce qu’elles ne laisseraient pas de marques visibles ou parce qu’elles n’handicaperaient que temporairement.

Or la dangerosité des armes non létales est sous-estimée par des tests fallacieux. La concentration de produit irritant annoncée dans les gaz lacrymogènes est souvent inférieure à la réalité. Le LBD-40 n’est non-létal que dans un périmètre de tir très précis et sur une cible qui ne bouge pas. Les grenades de désencerclement doivent être utilisées d’une manière très spécifique, etc. D’une part, les études sur les risques des armes non létales sont financées par les constructeurs, ou alors jamais réalisées. Tandis que, d’autre part, les conditions des manifestations, font qu’il est presque impossible pour la police de les utiliser comme à l’entraînement. Comme dans le cas du LBD-40, le manque de luminosité (gaz lacrymogène), les cibles mouvantes, le stress, etc. rendent son utilisation très hasardeuse et donc très dangereuse.

L’argument préféré de l’État pour défendre les armes non létales est qu’elles remplaceraient les armes à feu. Et donc qu’elles permettraient un maintien de l’ordre plus « démocratique ». Cet argument ne tient pas. En effet, l’auteur, chiffres à l’appui, montre que le nombre de situations où il est nécessaire d’utiliser des armes à feu reste stable tandis que le nombre d’utilisations des armes non létales est en forte augmentation. Ainsi, les armes non létales ne remplacent pas les armes à feu, mais interviennent dans des situations où une autre résolution des conflits aurait pu avoir lieu. Elles s’ajoutent à la panoplie de la répression policière, loin de s’y substituer.

Un second paradoxe est que la non-létalité de ces armes est tenue pour acquise. Ceci conduit les forces de l’ordre à en faire un usage décomplexé. Puisque ces armes sont censées n’être pas dangereuses, leur utilisation en manifestation est sans limites. Depuis 1990, les forces de l’ordre sont beaucoup plus lourdement et plus diversement armées. L’apparition en masse de ces nouvelles techniques et de ces nouvelles armes de coercition suppose une nouvelle stratégie de maintien de l’ordre. L’intérêt de ces armes est de maintenir la distance entre policiers et manifestants, dans le but d’éviter au maximum les blessés du côté de la police. Ceci suppose une anticipation de la volonté des manifestants et donc une répression antérieure aux éventuels débordements. Ainsi, la disponibilité constante des armes non létales pousse les forces de l’ordre à augmenter la répression et le niveau de violence et puisque ces armes sont soi disant "non létales" les policiers ont carte blanche dans leur utilisation.

Pour comprendre l’évolution de ce rapport au maintien de l’ordre et l’évolution des violences policières, Paul Rocher souligne un point qui est tout à fait central. On ne peut comprendre l’omniprésence des armes non létales que dans la continuité de la transformation néolibérale du projet de la bourgeoisie. Le fait que tous les gouvernements, de droite comme de gauche, cherchent à revenir sur les acquis de l’après-guerre du mouvement ouvrier pour augmenter les profits des entreprises est un projet qui ne fait pas l’unanimité. Cette transformation est loin d’être hégémonique dans la société et entraîne de nombreuses protestations, et donc la nécessité pour le pouvoir en place de réprimer durement le mouvement social. Lorsqu’un gouvernement doit faire face à une protestation, à défaut d’infléchir sa politique, il cherche à améliorer le dispositif policier de maintien de l’ordre. L’objectif est de faire peur, de soumettre. Les éborgnés, les mains arrachées, les morts, sont le prix à payer pour contenir le mouvement social et faire passer les réformes néolibérales si chères à la bourgeoisie. C’est aussi pourquoi l’IGPN et la justice ne condamnent que très rarement la police dans ces cas-là.

Un élément important de l’ouvrage est l’usage des chiffres par l’auteur. Ce dernier étudie l’évolution de l’utilisation des armes non létales, l’évolution des stocks de l’État, le nombre de des blessés, la croissance des profits des marchands d’armes, etc. Or, il n’existe presque aucun chiffre disponible pour ces questions : ils sont gardés en secret par l’État. En regroupant différentes sources, il arrive cependant à dégager des chiffres qui, bien que très certainement fortement sous-estimés, font déjà froid dans le dos.

Paul Rocher conclut en montrant la nécessité de constituer un front large contre les armes non létales et les violences policières. L’une des « chances » (si l’on peut dire) est qu’aujourd’hui de plus en plus de secteurs sont touchés par les violences policières : militants écologistes, jeunes de quartiers populaires, militants politiques, syndicaux, simples témoins de manifestation, jeunes venus danser à la fête de la musique ou spectatrice d’une manifestation à la fenêtre de son appartement. La répression et les violences policières touchent de plus en plus de monde.

Construire un front large contre la violence de la police et les armes non létales est une nécessité aujourd’hui. La diversité des secteurs touchés doit nous permettre de nous unir dans cette bataille contre l’État. Également, Paul Rocher termine son ouvrage en mettant en lumière les différentes théories politiques de la violence d’État (Foucault, Poulantzas, Agamben, Gramsci). Ce résumé claire et rapide permet aux lecteurs qui ne connaitraient pas ces débats de se les approprier. Enfin, il rappelle que mettre fin à la violence d’État c’est avant tout mettre fin à la violence du capitalisme.

Nous sommes aujourd’hui nombreux à voir le problème de la police et la question qui s’impose est le comment. Les débats qui traversent le mouvement aux États-Unis contre le racisme et la police portent précisément sur ce comment : faut-il interdir certaines techniques d’interpellation et certaines armes de la police ? Faut-il abolir la police ? Ou faut-il la définancer ? Si la police est le bras armé du capital, comment en finir avec la domination de ce dernier ? Ce n’est pas dans ce livre que se trouvent les réponses à ces questions, mais celui-ci apporte des éléments précieux au débat. La réponse se trouve certainement ailleurs : dans les luttes. Dans nos entreprises, dans nos lieux d’études ou dans nos quartiers nous devons poser ces questions.

(Crédit photo : FranceBleuLoireOcéan)

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NOTES DE BAS DE PAGE

[1Même si les guillemets sont de rigueur lorsqu’il s’agit des armes dites non létales, afin de faciliter la lecture, nous ne les utiliserons pas dans la suite du texte
MOTS-CLÉS

[Répression policière]   /   [Police]   /   [Secteur culturel]   /   [impunité policière]   /   [Racisme et violences d’État]