Antiracisme et antiimpérialisme

A l’assaut du ciel, pirates de l’air et panthères noires

Maëva Amir

A l’assaut du ciel, pirates de l’air et panthères noires

Maëva Amir

Dans son dernier ouvrage "Panthères et pirates. Des Afro-Américains entre lutte des classes et Black Power", Sylvain Pattieu, historien et maître de conférences à l’Université de Paris 8, offre le portrait passionnant de cinq militants engagés dans les années 1970 contre l’impérialisme étatsunien et pour la révolution noire. Ils « montent à l’assaut du ciel », en détournant un avion.

« Libération » du 20 novembre 1978. De Gauche à droite, Jean McNair, Melvin McNair, Joyce Tillerson et George Brown. Archives « Libération ».

En se focalisant plus particulièrement sur le parcours de deux d’entre eux, Jean et Melvin McNair le projet de l’ouvrage de Sylvain Pattieu, qui se lit comme un roman, est double : premièrement, dresser à partir de leur trajectoires militante le portrait de toute une génération et de tout une époque de combats contre le racisme et l’impérialisme étatsuniens. Ensuite, contribuer à une discussion trop souvent caricaturée : celle de la comparaison entre l’oppression raciale en France et aux Etats-Unis. L’auteur plaide en ce sens pour une « spatialisation de la racialisation » (p.246) [1] et étudie avec précision les formes que prennent l’oppression raciale en fonction des contextes géographiques et politiques.

Tout au long de l’ouvrage, l’historien dresse une fresque des années post-68 jusqu’aux années 1980. Des Etats-Unis à la France en passant par Alger, cette contribution à l’histoire des mouvements révolutionnaires afro-américains permet d’interroger leur postérité dans des contextes géographiques et politiques différents mais aussi d’ouvrir des questionnements autour du militantisme révolutionnaire dans des périodes de reflux, notamment au moment où la poussée s’inverse et que s’installe l’ordre néolibéral. Ce faisant, l’auteur touche en filigrane à des débats stratégiques qui méritent d’être approfondis.

De panthères à pirates : s’engager dans un contexte politique et social brûlant

Dans la seconde moitié des années 1960, cinq jeunes gens décident de s’engager pour la cause noire. Il s’agit de Melvin McNair et de Jean McNair, sur lesquels se centre Pattieu, ainsi que de George Brown, George Wright et Joyce Tillerson. Ils se radicalisent dans un moment où le Black Panther Party (BPP) voit son influence croître dans la population afro-américaine. L’organisation, d’inspiration marxiste-léniniste, fondée en 1966 par Bobby Seale et ses camarades, agit comme un accélérateur de la politisation de ces militants par la diffusion d’une pensée radicale autour des liens entre révolution noire, anticapitalisme et anti-impérialisme.

Par les liens que le parti créé avec d’autres organisations radicales blanches dans un contexte de mobilisation intense contre la guerre au Vietnam, l’administration étatsunienne, notamment sous la présidence Nixon, voit les panthères comme « la plus grande menace à la sécurité intérieure du pays » (p.46). La toute jeune organisation révolutionnaire fait très tôt les frais d’une féroce répression car elle devient un pôle d’attraction pour la lutte antiraciste aux Etats-Unis, représentant une alternative, à gauche de la NAACP. En effet, l’Association nationale pour la promotion des gens de couleur, organisation historique de l’antiracisme politique fondée en 1909, se voit doublée dans les années 1960 et 1970 par des franges plus radicales issues des communautés afro-américaines. Les cinq jeunes Afro-Américains pour partie originaires du Sud, ultra-raciste, finissent donc par graviter autour de l’organisation sans jamais pourtant pouvoir y entrer formellement.

Devenir pirate de l’air et atterrir à Alger capitale des révolutionnaires en exil

Le 30 juillet 1972, le couple Jean et Melvin McNair, George Brown et Joyce Tillerson, ainsi que George Wright, décident de détourner un avion entre Detroit et Miami, direction Alger. Leur objectif est politique : dénoncer le racisme structurel et fuir les Etats-Unis où une partie d’entre eux fait face à la clandestinité. Il s’agit également de subvenir aux besoins financiers de la section internationale du Black Panther Party en réclamant une rançon qu’ils s’imaginent pouvoir reverser au parti, quand bien même ils n’en seraient pas directement membres. Pourtant, la situation politique changeante et les divergences internes aux BPP conduisent à ce que les « pirates » soient totalement isolés du parti qui ne les accueillent même pas à leur arrivée sur le tarmac de l’aéroport Dar El-Beïda d’Alger, considérée à l’époque comme l’une des « capitales de la révolution »

Le 31 juillet 1972, à Miami. Sur demandes des militants, lors de la remise de rançon puis le débarquement des passagers, les agents du FBI s’approchent de l’avion détourné vêtus d’un simple maillot de bain pour indiquer qu’ils ne sont pas armés. (AP)

L’ouvrage relate leurs déboires après leur arrivée en Algérie, notamment à travers la troisième partie du livre qui offre une vision des liens parfois complexes et ambivalents entre mouvements de libération noire et le mouvement de libération nationale algérien dont l’auteur est également spécialiste. En effet, en septembre 1970, le gouvernement algérien a inauguré les bureaux du Black Panther Party destinés à faire office d’ambassade pour le BPP et à accueillir les militants afro-américains réprimés et contraints à l’exil. Pourtant, Alger éprouve une certaine difficulté à gérer des mouvements politiques extérieurs actifs sur son territoire, pourtant utilisés comme des atouts à jouer sur le terrain diplomatique international et comme des faire-valoir révolutionnaires en interne. Cela est encore plus vrai dans le cas de nos cinq « pirates ». Syvain Pattieu évoque une « difficulté à faire converger des mouvements aux cultures politiques si différentes » (p.144). On pourrait davantage parler de différences stratégiques majeures et de désaccords politiques qui éloignent, d’un côté, le gouvernement algérien du FLN, plus encore dans le cadre du raidissement progressif du gouvernement Boumédiène et, de l’autre, un ensemble de mouvements tiers-mondistes ou de libération, afro-américains, sud-africains ou palestiniens, par exemple, et qui ont trouvé en Algérie un point d’attache temporaire.

Les cinq « pirates » qui débarquent en Algérie le font dans un contexte politique radicalement différent de celui de la guerre pour la libération nationale. Boumédiène, arrivé au pouvoir par un coup d’État en 1965, tente depuis lors, de verrouiller l’activité des masses populaires au lendemain de la révolution algérienne et le débarquement des cinq militant.e.s à Alger n’est pas totalement compatibles avec les calculs diplomatiques du régime au pouvoir à Alger.

[Illust. Abdias Nascimento (1914-2011), « Shango takes over » (1970), détail, Acervo Ipeafro, Rio de Janeiro.]

Le procès des « Quatre de Fleury » et l’exil français

De panthères aux Etats-Unis à pirates de l’air, ces cinq militant.e.s paieront d’une vie d’exil cet acte politique. Quatre d’entre eux, - le cinquième, George Wright ayant pris la fuite de son côté - quittent l’Algérie pour la France avec l’aide du réseau Solidarité. La France refuse de les extrader vers les Etats-Unis mais les juge, tout de même, après les avoir arrêtés. Leur procès, le procès des « Quatre de Fleury », sera des plus médiatisés. Sylvain Pattieu consacre toute une partie à ce procès qui a mobilisé de nombreuses figures intellectuelles de gauche comme Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre, Michel Foucault ou encore Daniel Guérin. De nombreuses figures politiques engagées contre la guerre d’Algérie ont soutenu ces exilés, rappelant ainsi le lien fort qui unissait à l’époque lutte anticoloniale et lutte contre le racisme. En août 1976, les « Quatre de Fleury » rédigent une déclaration publique sans équivoque dans laquelle ils disent regretter le détournement de l’avion. Le procès se clôturera par la libération conditionnelle des accusés et aucun d’entre eux ne sera finalement extradé vers les Etats-Unis.

Finalement, Jean et Melvin McNair s’installent dans la banlieue de Caen, où ils vivront jusqu’à la fin de leur vie. Connus comme militants associatifs, ils deviendront de véritables figures locales. Dans cette cinquième et dernière partie, l’auteur s’attache, à travers le parcours de ces deux anciens pirates de l’air, à décrire le rapport que peuvent entretenir des « jeunes de banlieues » victimes du racisme d’Etat et de la répression policière avec deux militants Afro-Américains « ayant fui le ghetto » de Caroline du Nord dont ils étaient originaires. Leur militantisme consistera essentiellement à créer du lien dans le quartier à travers le sport, l’aide aux devoirs, l’organisation de fêtes interculturelles, remisant au second plan la perspective d’un changement radical de la société.

« Libération » du 20 novembre 1978. De Gauche à droite, Jean McNair, Melvin McNair, Joyce Tillerson et George Brown. Archives « Libération ».

Quelques débats stratégiques ouverts par la lecture du livre : du bouillonnement révolutionnaire des années 1970 au reflux de la contre-offensive néolibérale

Le Black Panther Party : entre répression et divergences stratégiques

Dans la seconde partie de Panthères et Pirates, Sylvain Pattieu rapporte différentes hypothèses concernant la perte de vitesse du BPP, aux Etats-Unis, dans les années 1970 permettant ainsi d’approfondir les thèses classiques qui font de la répression et des rivalités internes les principales raisons de l’affaiblissement du parti. L’auteur évoque notamment les « concessions » (p.92) qui ont pu être opérées, au niveau fédéral, en vue « d’améliorer la vie des Américains ». L’administration étatsunienne, en effet, oscille entre répression à l’égard des franges les plus radicales du mouvement et tentative de cooptation ou d’intégration par des concessions partielles, au niveau culturel, politique et social, de façon à en neutraliser les potentialités.

En 1971, les principales sections du parti n’ont plus de lien avec la direction et certains militants comme Eldridge Cleaver se réfugient à Alger, formant une direction alternative à celle des Etats-Unis. Huey P. Newton, alors récemment sorti de prison, remet en cause la stratégie politico-militaire de l’organisation, qu’il a pourtant défendue dans un premier temps, au profit du développement d’une stratégie plus graduelle prônant la nécessité d’une révolution par étapes, privilégiant un travail territorial en direction des franges plus déshéritées du prolétariat afro-américain davantage qu’une approche centrée sur une intervention dans les entreprises et sur les lieux de travail. Dans son ouvrage de référence, De l’oncle Tom aux Panthères Noires, sorti en 1973 et récemment republié aux Bons Caractères, Daniel Guérin résume ainsi l’ambiguïté stratégique des Black Panthers : « Ils ne cessèrent d’osciller entre l’ultra-gauchisme et le réformisme », une ambiguïté stratégique que l’on retrouve dans la trajectoire militante des cinq pirates de l’air mais que l’ouvrage de Sylvain Pattieu ne met pas en perspective.

Le procès comme repentance

Au-delà du récit détaillé du procès des « Quatre de Fleury », cette partie de l’ouvrage permet d’ouvrir la question du procès politique en termes stratégiques interrogeant le rapport des militants radicaux à la justice et, in fine, à l’Etat. Sylvain Pattieu décrit ainsi la stratégie de défense mise en place par le comité de soutien des pirates qui consiste à dépeindre ces derniers comme des victimes à protéger et non comme des militants qui, à travers leur acte, auraient cherché à s’organiser pour lutter contre le racisme. Or, ici, ce que l’auteur appelle le travail « d’humanisation » (p.224) des accusés dans la stratégie de défense apparaît en dernière instance comme une dépolitisation de leur acte pour remporter le procès contre l’État français.

D’une certaine manière, la façon dont l’auteur dépeint le procès politique semble épouser les contours de la ligne de défense des avocats des quatre de Fleury », optant pour la repentance et rompant définitivement avec la radicalité de leur action. Le procès n’est envisagé comme une tribune qu’au moment de critiquer le modèle étatsunien et son oppression raciste structurelle sans pour autant procéder avec la même radicalité vis-à-vis du « modèle français ». En signant une lettre de regrets, les militants ont ainsi adopté une stratégie à rebours de celle des expériences de défense politique des années 1950-1970 en France, notamment avec celles des grands procès des luttes anticoloniales où, à l’époque, Jacques Vergès avait inauguré ce qui, par la suite, s’appellerait la « défense de rupture ».

Dans cette partie de l’ouvrage, la place des organisations d’extrême-gauche est effleurée mais laisse le lectorat sur sa faim en ce qui concerne les liens entretenus par les militants afro-américains avec ces organisations, à leur arrivée en France, et les éventuels débats qu’ont pu susciter la préparation de la défense. L’auteur laisse plutôt entrevoir les liens qui se nouent avec des militants isolés et/ou des associations telles que la Cimade, France Terre d’Asile, le MRAP ou encore des organisations chrétiennes telle que Justice et Paix. Cela entérine une défense, lors du procès, qui ne vise pas à se transformer en une défense politique des militant.e.s comme cela avait par exemple pu se faire lors du procès des militants du GONG devant la Cour de sureté de la République après le massacre de « Mé 1967 » en Guadeloupe.

L’abandon de la perspective révolutionnaire : de militants radicaux à militants associatifs

Si l’ouvrage permet d’esquisser des bilans personnels de cette expérience de piraterie aérienne par le parcours de Jean et Melvin McNair, il ne permet pas d’esquisser les bilans politiques et stratégiques qu’ils tirent de cette expérience. L’auteur montre comment deux des cinq pirates, Jean et Melvin McNair, sont passés de militants radicaux à militants associatifs tout en reléguant au second plan l’aspect politique de leur reconversion en la présentant comme un simple changement de trajectoire personnelle.

En effet, au sortir de la prison, le couple s’éloigne de plus en plus du militantisme révolutionnaire. Les deux anciens militants apparaissent frappés par la démoralisation et le scepticisme et finissent par déclarer caduque la perspective révolutionnaire et celle d’un changement radical de société : « Après avoir étudié les théories révolutionnaires, on croit qu’on a les moyens de changer la société, mais on se rend compte de la jalousie, les relations humaines, la vie. » (p.286) rapportera Melvin McNair dans un entretien téléphonique réalisé par l’auteur, en 2021.

Cette période de retournement de l’engagement pour le couple s’opère dans le contexte des années 1980 marquées, en France, par la Mitterrandie et la contre-révolution néolibérale dont l’un des tours de force idéologiques a été de faire croire que tout changement révolutionnaire de la société capitaliste serait impossible. Cette offensive touchera durement le militantisme révolutionnaire, et la trajectoire du couple McNair semble ne pas avoir su échapper à ce reflux.

Ce scepticisme quant à la possibilité même de la révolution s’accompagne d’un tournant idéologique majeur sur des questions centrales et historiques pour le mouvement antiraciste telle que la police. Melvin Mc Nair revendique ainsi la police de proximité dans les quartiers populaires mise en place, sous Jospin, par la Gauche plurielle, en s’appuyant sur son expérience d’enfant aux Etats-Unis, ayant vécu avec une police proche de la communauté qui aurait été là « pour aider et pas pour réprimer. » (p.286) Lorsqu’à la lumière du mouvement Black Lives Matter on s’intéresse au rôle des polices aux Etats-Unis et aux débats autour de leur fonction, cette position interroge. On aurait du mal à voir ici comment cela relèverait d’une « culture politique différente » de McNair et non d’une involution d’un positionnement politique radicalement opposé à ceux des Black panthers sur la police. On peut regretter que l’auteur ne se soit pas davantage penché sur les changements et les ruptures politiques pratiquées par ces militants qui se réclamaient de la gauche révolutionnaire afro-américaine à la suite du procès et pendant les années 1980-1990.

Prendre l’air avec Panthères et pirates

En prenant le parti de la micro-histoire, Sylvain Pattieu nous livre donc une belle fresque d’un engagement politique fort mais traite le scepticisme et la défaite du point de vue des trajectoires individuelles et non des bilans politiques et stratégiques que l’on peut tirer de ces expériences radicales des années 1970.

A l’heure où les traditions de radicalité du militantisme afro-américain peuvent alimenter discussions et débats au sein du mouvement antiraciste en France, l’ouvrage de Sylvain Pattieu offre des pistes de réflexion, à approfondir, sur la façon dont, nous aussi, nous aurons à partir « à l’assaut du ciel ».

Sylvain Pattieu, "Panthères et pirates. Des Afro-Américains entre lutte des classes et Black Power", Paris, La Découverte, 2022, 22 euros.

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[1Sauf mention contraire, les citations sont extraites de Sylvain PATTIEU Des Afro-Américains entre lutte des classes et Black Power, Paris, La Découverte, 2022
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