Avant 1995

1986, les cheminots, la grève et la coordination

Léa Luca

1986, les cheminots, la grève et la coordination

Léa Luca

La grève de 1986, moins connue que sa jumelle, celle de 1995, constitue un conflit majeur dans l’histoire du mouvement ouvrier. En ces temps de paralysie des transports, quels enseignements nous livre-t-elle ?

Jusqu’en 2018, la plus longue grève de l’histoire de la SNCF était la grève de décembre 1986-janvier 1987. Cette grève reconductible massive a immobilisé l’ensemble du trafic ferroviaire pendant trois semaines au moment des fêtes de fin d’année. Alors qu’en 2018, la stratégie de grève perlée des directions syndicales a montré toutes ses limites et que la réforme ferroviaire a finalement été imposée, la grève de 1986 est riche d’enseignements pour les cheminots, et l’ensemble de notre classe. Elle constitue en effet un des exemples les plus avancés d’auto-organisation de ces dernières décennies, au cours duquel les cheminots dans toutes les gares, se sont organisés à la base pour décider du cours de leur grève en assemblées générales et comités de grève. Débordant les directions syndicales, qui comme aujourd’hui ne proposaient aucune stratégie à même de faire gagner le mouvement, les cheminots et cheminotes se sont organisés en une coordination nationale, réunissant des représentants de dépôts d’agents de conduite (ADC) venant de tout le pays. De ce point de vue, et notamment pour les cheminots qui lors du printemps 2018 ont tenté, à une échelle encore réduite, de proposer une conduite alternative à celle des directions syndicales dans la rencontre intergare, la grève de 1986 offre des perspectives enrichissantes pour les luttes à venir.

Les attaques contre les cheminots se multiplient, les directions syndicales ne posent aucun plan de bataille

1986 : nous sommes sous la première cohabitation. Alors que Mitterrand est à la présidence depuis cinq ans déjà, les élections législatives de mars 1986 voient la droite emporter la majorité des sièges. Jacques Chirac devient Premier Ministre. Si l’austérité, les fermetures d’usines et les réductions salariales étaient déjà de mise depuis plusieurs années sous le gouvernement PS, l’année 1986 marque une accélération de l’application de ces mesures néo-libérales. À la SNCF, les attaques ne tardent pas à tomber : 10 000 suppressions de postes sont annoncées et s’accompagnent de départs à la retraite forcés. De plus commence à être discuté un projet de grille de salaire « au mérite » pour les cheminots, qui ne prendrait plus en compte l’ancienneté dans l’avancement de carrière, mais la progression serait désormais soumise à l’appréciation de la hiérarchie. Le 6 août le ministre des transports évoque publiquement dans la presse une possible remise en cause du statut cheminot, de l’âge de départ à la retraite, ainsi que la privatisation de certains secteurs de la SNCF : « La traction au charbon valait une retraite à cinquante ans. Il n’y a plus d’escarbilles aujourd’hui ».

La remise en cause des statuts spéciaux, on le voit bien, ne date pas d’hier. Le statut cheminot, auquel a mis fin la réforme ferroviaire de 2018, était déjà dans le viseur du patronat dans les années 1980. De même, la réforme Devaquet contre laquelle se battent – et gagnent – les étudiants quelques semaines avant les cheminots en 1986, prévoyait déjà la sélection à l’université, qu’instaure en 2018 la loi ORE.

Face à l’annonce de toutes ces attaques, les réponses apportées par les directions syndicales sont bien mesurées. Une journée de grève est appelée en mai par l’intersyndicale, au cours de laquelle les taux de grévistes sont massifs. Alors qu’à la base des organisations syndicales – de la CFDT notamment – les cheminots considèrent qu’il faudrait entamer une grève dure et reconductible au plus tôt, la prochaine date nationale sera … le 21 octobre, une journée de mobilisation de l’ensemble de la fonction publique qui est massivement suivie. Pourtant, une fois encore, aucune suite n’est donnée à cette journée. Les directions syndicales se contentent de poser, comme c’est encore le cas aujourd’hui, une journée « saute-mouton » tous les deux ou trois mois.

Les cheminots commencent à s’organiser par eux-mêmes

Dans ce contexte de division syndicale et d’absence totale de stratégie, l’unité commence à se construire à la base entre les cheminots dans plusieurs secteurs. Déjà dans les mois qui précèdent le conflit de décembre, des grèves sauvages se multiplient localement, impulsées hors des syndicats.

À Paris-Nord, qui sera un des épicentres de la grève, la situation est bouillonnante. Le 10 novembre 1986 un jeune cheminot non-syndiqué écrit une pétition adressée à ses collègues : « agents de conduite prêts à faire une grève illimitée pour les motifs suivants : suppression du nouveau système de rémunération ; cent-vingt-deux repos ; paiement correct de la fonction d’agent de conduite ». Au sein de la région Paris-Nord la pétition tourne et, rapidement, est massivement signée. Le 6 décembre une assemblée générale des agents de conduite est appelée par le groupe à l’initiative de la pétition. L’assemblée générale est bondée.

Les cheminots de Paris-Nord à leur assemblée générale votent ainsi la grève illimitée à partir du 18 décembre « jusqu’à complète satisfaction de leurs revendications ». Par un texte ils « demandent aux différentes organisations syndicales de soutenir leur mouvement », précisant que « les ADC sauront prendre leurs responsabilités vis-à-vis des organisations syndicales qui ne leur apporteraient pas leur soutien ». La CGT et la FGAAC (Fédération Générale Autonome des Agent de Conduite, syndicat corporatiste) rejettent immédiatement la demande des cheminots de Paris Nord. La CFDT, elle, accepte de déposer un préavis pour la région Paris-Nord.

Dans de très nombreuses gares et dépôts, se développent des initiatives semblables. Dans le secteur de Paris Sud-Ouest, en octobre et novembre, un groupe de jeunes cheminots, considérant les grèves carrées insuffisantes, commence également à se réunir régulièrement et à s’organiser, en tentant de convaincre le plus grand nombre de leurs collègues de partir en grève reconductible. Le 4 décembre ils lancent une première grève sauvage de deux jours. Le 08 décembre, les cheminots de la Gare Saint-Lazare et de la banlieue entament la « grève des réservations ». Le 09, c’est Paris Gare de Lyon, Paris Montparnasse, Paris Nord… A l’initiative des militants de la CFDT Cheminots, des assemblées générales se tiennent dans la plupart des gares de province et décident de se joindre au mouvement. Au bout d’une semaine, le mouvement est suivi sur la quasi-totalité des régions, pour les chantiers « Voyageurs ». Dans toutes les gares de Paris et les grands chantiers, toutes les décisions sont prises en assemblée générale. Ces assemblées générales régulières permettent de faire le point, de débattre, de décider, tous ensemble. Dans les chantiers « Voyageurs », de nombreux cheminots prennent des contacts, assurent les relais pour que l’information sur le mouvement circule largement.

Alors qu’au même moment les étudiants se mobilisent contre la loi Devaquet, des dizaines de cheminots participent aux manifestations aux côtés des étudiants. Le 6 décembre en particulier, des cheminots de plusieurs gares se rendent à la manifestation d’hommage à Malik Oussekine, jeune étudiant tué par la police en marge d’une manifestation contre la loi Devaquet. Ce mouvement étudiant, organisé en coordinations nationales, va largement inspirer les formes d’organisation des cheminots.

La grève, lancée par les conducteurs de Paris-Nord, se propage à tout le pays

Le 18 décembre, les ADC partent donc en grève à Paris-Nord, la grève est totale, l’assemblée générale qui a lieu à la Chapelle est bondée. Dans la journée, le tract des cheminots de Gare du Nord est faxé, photocopié et envoyé un peu partout dans le pays. En deux jours le mouvement s’étend à l’ensemble des dépôts, dont un en particulier qui va donner une impulsion nouvelle : Sotteville-lès-Rouen. Sur la région rouennaise existe en effet, depuis les années 1970, un courant d’idées, appelons-le « unitaire", qui prône l’unité dans la lutte, et la démocratie directe. Ce courant, dont l’audience est importante, va trouver là l’occasion d’animer enfin une grève selon ses vues. Le 19 décembre, à l’AG des agents de conduite du dépôt de Sotteville, l’absence de la CGT et de la FGAAC, facilite la mise en place d’un comité de grève.
La grève s’étend comme une traînée de poudre : 80% des dépôts sont en grève. Là où les cheminots sont encore hésitants, des interventions policières viennent convaincre de rejoindre le mouvement. Le 21 décembre, 92 dépôts sur 94 sont entrés en grève. Chez les conducteurs le taux de grévistes s’élèvent dans la majorité des villes à 90 voire 95%.

Une semaine plus tard la grève est au centre de toutes les attentions. Alors que tout le monde, syndicats comme direction, s’attendait à voir la grève s’arrêter au bout de quelques jours, le mouvement s’enracine et s’annonce pour durer. Les organisations syndicales rejoignent le mouvement devant son ampleur. La grève s’étend à l’ensemble des régions. Suite à des déclarations provocatrices du directeur général, qui annonce que les négociations pourront s’ouvrir quand tous les cheminots auront repris le travail et que tous les trains rouleront, le mouvement s’étend à la majorité des catégories de cheminots : très vite, les agents de conduite sont rejoints par les contrôleurs et les sédentaires, en particulier les agents des technicentres et de la SERNAM, même si les taux n’y sont pas aussi massifs, plafonnant à 25-30%.

L’auto-organisation dans la grève : la création des coordinations

Partis sans l’appui centralisé des syndicats, mis à part le soutien de certaines équipes syndicales combatives – qui ont raté le train comme on s’amuse alors à le dire – les cheminots vont continuer à décider eux-mêmes du cours de leur grève. Tous les jours les cheminots se réunissent en assemblée générale, et dès les premiers jours, se constituent dans de très nombreuses gares des comités de grève. Organe élu par l’assemblée générale, il rassemble des cheminots non-syndiqués et syndiqués de tous bords, qui veulent militer activement la grève. Cette pratique des assemblées générales et des comités de grève, tradition ancestrale du mouvement ouvrier, avait réémergé après 1968, dans de nombreuses grèves des années 1970. À la différence de la grève de 2018, au cours de laquelle les assemblées générales ont été dépourvues de leur rôle décisionnaire par la stratégie de la grève perlée, et se sont donc peu à peu vidées au fil du conflit, en 1986 dans beaucoup de gares, les AG ont grossi au cours du mouvement. Ceci indique bien qu’elles constituaient alors dans de nombreux secteurs de véritables lieux de débat démocratique et de décision, qui jouaient un rôle de construction du mouvement.

Mais ces pratiques d’auto-organisation sont poussées de façon bien plus radicale et inédite en 1986, via la constitution de coordinations nationales. Il s’agit de réunions de cheminots venant de dizaines de gares et dépôts, pour certains mandatés par leurs assemblées générales pour y porter une voix. Le but de ce cadre : rassembler des informations sur le cours du mouvement à l’échelle nationale, mais surtout décider de la manière la plus démocratique possible de la conduite de la grève. Ce type de structure se développe après 1968 aussi dans le mouvement lycéen et étudiant. En décembre 1986, les étudiants en lutte contre le projet de loi Devaquet vont s’organiser dans une large coordination nationale étudiante, et remporter une victoire, inspirant largement les cheminots.

Le 26, sur l’initiative de l’AG de Sotteville, une première Coordination nationale des agents de conduite réunit une centaine de délégués à Paris-Nord. Ce sont les agents de conduite en effet qui ont initié la grève et sont le plus massivement entrés dans le confit, entre 90 et 95 % à être en grève jusqu’à la fin. Les débats portent sur le renforcement du mouvement et l’appel à une manifestation nationale. Enfin, la Coordination des agents de conduite met sur pied un réseau téléphonique dont l’ossature est constituée de 55 dépôts. Les informations sont ainsi centralisées et renvoyées à chaque AG qui peut alors se déterminer en toute connaissance de cause.

Une seconde coordination se réunit également tout au long de la grève à Austerlitz et se veut inter-catégorielle : elle réunit aussi bien des conducteurs, que des contrôleurs, commerciaux, ouvriers des ateliers, etc... Ses initiateurs critiquent le caractère corporatiste de la première coordination, qui pour eux constitue un obstacle à l’extension de la grève. Elle reste cependant plus minoritaire au cours de la grève.

Les rapports entre coordinations et syndicats

Face à l’émergence d’une direction alternative, les directions syndicales, qui ne disposent plus du contrôle habituel qu’elles ont sur la conduite des conflits, sont désemparées. La CGT dans les premiers jours s’y oppose frontalement, allant jusqu’à faire des piquets de travail, et à publier un tract engageant les cheminots à faire confiance à la CGT et à ne pas participer aux coordinations, qui menaceraient le syndicalisme. Myriam, cheminote, gréviste en 1986, nous racontait également dans une interview pour Révolution Permanente, les méthodes d’intimidation de la CGT face à ceux qui participaient aux coordinations.

La CFDT, qui sort de sa période auto-gestionnaire des années 1960 et 1970, et dont une partie de la base partage des idées d’extrême-gauche a une ligne beaucoup plus correcte au cours de la grève. Les militants de la branche CFDT cheminots jouent ainsi un rôle-clé dans l’extension de la grève et la construction de la coordination des ADC. Défendant la construction de grèves dures et reconductibles, ainsi que l’auto-organisation des travailleurs, ils s’opposent en cela entièrement à la ligne de leur confédération, qui déjà en 1986 défend une ligne conciliatrice privilégiant la négociation.

Si les coordinations constituent un dépassement des directions syndicales, elles ne signifient pas pour autant un rejet du syndicalisme ou une alternative à construire en opposition aux syndicats. Ainsi, si des non-syndiqués participent aux comités de grève et coordinations, ce sont majoritairement des militants syndicaux qui en sont à l’origine et les animent. Ce à quoi les cheminots, syndiqués ou non, s’opposent c’est plutôt aux bureaucraties des appareils nationaux, divisés entre eux et qui refusent de s’affronter au patronat et au gouvernement par une véritable grève pour la défense des intérêts des travailleurs.

Début janvier : qu’en est-il de l’extension du mouvement ?

Alors que dans un premier temps le gouvernement et la direction de la SNCF faisaient mine de rester fermes sur leurs positions, le 1er janvier, au bout de presque quinze jours de grève, le projet de grille de salaire est suspendu. Les cheminots ne s’arrêtent pas pour autant, le projet de grille n’est en effet pas encore retiré, mais seulement suspendu. « La grève passe à travers la grille » titre Libération. Les assemblées générales votent massivement la poursuite la mobilisation pour obtenir le retrait ainsi que le reste de leurs revendications sur leurs conditions de travail et de salaires.

Début janvier la question d’un élargissement de la mobilisation au reste du secteur public nationalisé apparaît comme une véritable potentialité : des préavis de grève sont déposés à la RATP, dans les ports, les arsenaux, les postes, chez EDF… Comme le note l’ensemble de la presse à l’époque, la situation est périlleuse pour le nouveau gouvernement de droite, qui a déjà dû reculer face aux étudiants en retirant le projet de loi Devaquet. Les salaires, bloqués depuis plusieurs années, constituent en effet une revendication unificatrice pour tous ces secteurs. C’est pourquoi la grève des cheminots prend une telle importance politique dans la période, céder face aux cheminots reviendrait pour le gouvernent à remettre en cause toute sa politique économique austéritaire.

Alors que syndicats comme journalistes craignent cet élargissement du mouvement, qu’ils sentent possible, les directions syndicales, en particulier la CFDT, vont tout faire pour l’empêcher. La direction confédérale de la CFDT va ainsi appeler à la reprise du travail dans tous les secteurs en lutte, en premier lieu la SNCF, mettant un coup d’arrêt au mouvement. A cette occasion la CFDT cheminots va d’ailleurs prendre publiquement position contre l’appel à la reprise, lancé par sa confédération. Devant cette absence de perspectives, et après trois semaines de conflit, la grève va ainsi progressivement prendre fin. Le 13 janvier l’ensemble des gares ont repris le travail.

« Plus jamais comme avant »

Pour beaucoup de cheminots qui ont participé à la grève de 1986, la fin du conflit est entourée d’un certain goût d’amertume : avec une grève aussi longue, massive et radicale, il aurait été possible d’obtenir plus. Les cheminots ont seulement obtenu une suspension du projet de grille de salaire au mérite et en termes de salaire et de conditions de travail, une augmentation pour les salaires les plus bas, une prime pour l’ensemble des cheminots, un certain nombre de repos, ainsi que des rénovations de leurs foyers, etc... Mais cette grève marque la fin de l’encadrement quasi militaire des cheminots. Le poids des trois syndicats qui dominaient (CGT, FGAAC, FMC -Fédération Maîtrise et Cadres des chemins de fer, aujourd’hui l’UNSA) se réduit considérablement, les jeunes cheminots sortent de leurs citées HLM, de leurs magasins réservés et d’une vie gérée à tous les niveaux par la direction.

Si en terme revendicatif, le bilan de la grève est en demi-teinte, la grève va laisser des traces pour de nombreuses années chez les cheminots dont le slogan en cette fin de grève devient : « plus jamais comme avant ».

Leur grève massive met un coup d’arrêt aux velléités du patronat de casser le statut cheminot pour de nombreuses années. Alors que les années 1980 sont marquées par l’idée, propagées par les sociologues et historiens, que l’on assisterait à la « mort du mouvement ouvrier » et que le climat social est bien morne, la grève des cheminots, réactivant les pratiques d’auto-organisation radicales, est la première d’une vague de grèves (infirmières, instituteurs, ouvriers d’Airbus, de la SNECMA, intermittents,…) qui essaiment la fin des années 1980 jusqu’au début des années 1990, marquées par la réactivation des coordinations et la création des premiers syndicats SUD.

La grève de 1986, malgré ses limites, donne un aperçu plus avancé de ce que peut constituer une véritable expérience d’auto-organisation. Un exemple riche d’enseignements pour notre génération en vue des combats à venir contre Macron et son monde. Et ce mois de décembre 2019 s’annonce chargé en bagarres.

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