Reproduction sociale

Un hôpital malade et des soignantes en première ligne

Anna Ky

Un hôpital malade et des soignantes en première ligne

Anna Ky

Les travailleuses de la santé représentent un contingent important de la classe ouvrière. En première ligne des conséquences économiques et sanitaires de la crise actuelle, elles subissent également les conséquences de décennies d’attaques néolibérales contre l’hôpital public.

Offensive néolibérale

Alors que la fin des années 60 et les années 70 sont marquées par une vague de lutte qui traverse la planète, depuis mai 68 en France et le mai rampant italien, en passant par les révoltes anti-militaristes aux États-Unis et l’explosion sociale chilienne, les années 80 viennent mettre un coup d’arrêt à cette dynamique internationale.

L’élection de Mitterrand en France en 81 est suivie par le « tournant de la rigueur », deux ans plus tard, s’alignant sur la politique menée par Reagan aux États-Unis et Thatcher en Grande-Bretagne.

« Face à ce retournement complet de doctrine économique, le Wall Street Journal donne dans la notice nécrologique : « L’idée appelée socialisme est morte et les intellectuels qui ont essayé de rendre le collectivisme respectable se cachent. C’est un très grand événement pour la civilisation occidentale. » D’autant que, dès le 25 mars, Mauroy et le nouveau numéro deux du gouvernement, Delors, sortent du placard un plan de rigueur rédigé en cachette en novembre 1982 : réduction du déficit de 20 milliards de francs, prélèvement supplémentaire sur tous les revenus, strict plafonnement du montant de francs convertibles en devises étrangères… Les nouveaux maîtres mots ? Compétitivité, rétablissement des finances publiques, désinflation, résorption des déséquilibres extérieurs. »
[…]
C’est finalement Mitterrand qui sera, pour une fois, le plus clair. Sur Antenne 2, le 8 juin 1983, le chef de l’État explique ainsi qu’« aucune politique ne dispensera les Français de l’effort nécessaire ». Et de se faire définitif : « Il n’y a pas de politique alternative possible. »
 [1]

La déclaration télévisée entre en résonance évidente avec la célèbre citation de Margaret Thatcher : « There is no alternative ». Si les principaux dirigeants des pays centraux de l’occident peuvent affirmer qu’il n’existe aucune alternative au système capitaliste, c’est parce que l’offensive idéologique et politique qui balaie la vague de lutte de la décennie précédente s’accompagne également d’une offensive matérielle et économique d’ampleur.

Tandis que le bloc soviétique s’effondre et que l’idéal communiste se met à rimer avec les atrocités commises par le stalinisme, le capitalisme est progressivement restauré dans les pays du bloc de l’Est. Dans les pays occidentaux, la classe ouvrière est plus divisée que jamais : les grandes unités de production sont divisées et le recourt du patronat à des entreprises sous-traitantes s’accroît considérablement. Dans une interview récente [2], Thomas Deltombe, auteur de L’islam imaginaire, la construction médiatique de l’islamophobie en France, 1975-2005, montre comment se construit un nouvel imaginaire raciste, simultanément à cette offensive néolibérale :

« Dans les années 1980, les choses évoluent assez radicalement. […] Cette grille de lecture orientaliste interfère avec les évolutions structurelles de la société française, conséquences entre autres des politiques, initiées dans la décennie précédente, interdisant les migrations de travail et facilitant le regroupement familial. Les travailleurs étrangers disparaissent des écrans de télévision : les journalistes s’intéressent désormais à leurs femmes et à leurs enfants. A la question « sociale » se substituent les thématiques « culturelles ». Les obsessions identitaires des élites se réveillent et favorisent la montée de l’extrême droite. On se souvient du gouvernement socialiste dirigé par Pierre Mauroy qualifiant en 1983 les grèves des travailleurs de l’industrie automobile de « grèves saintes d’intégristes, de musulmans, de chiites ». On se souvient aussi de Laurent Fabius expliquant en 1984 que Jean-Marie Le Pen « pose les bonnes questions » mais y apporte de « mauvaises réponses ».
Les journalistes se passionnent pour ce qu’ils appellent la « deuxième génération d’immigrés » née en France. La nationalité ne distinguant plus ces soi-disant « immigrés » (qui n’en sont pas) des autres Français, l’islam devient imperceptiblement la nouvelle frontière symbolique entre « eux » et « nous ». »

Alors que la pauvreté et le chômage explosent, les entreprises nationalisées au début du septennat de Mitterrand – « la quasi-totalité des banques et sept grands groupes industriels (Saint-Gobain, la Compagnie générale d’électricité, Rhône-Poulenc…) » [3] – sont rapidement privatisées à nouveau, et les services publics sont attaqués de toute part.

La casse du système de santé

Au cours de l’offensive néolibérale, l’hôpital public n’est pas épargné par le « tournant de la rigueur », les coupes budgétaires et les grandes restructurations. Dans l’ouvrage collectif La casse de l’hôpital (A propos des réformes de l’hôpital public), les auteurs parlent du développement d’un « techno-hôpital » :
« Techno-hôpital où le numérique et l’innovation sont les valeurs cardinales, où le travail de care et de suivi des patients est délégué, privatisé et externalisé aux portes de l’hôpital, lorsqu’il n’est pas renvoyé aux familles des patients, rebaptisés pour l’occasion « aidants ». » [4]

« Finalement, quel tableau dessinent les évolutions amorcées depuis les années 1980 ? » s’interrogent les auteurs de ce même ouvrage. Contrairement à de nombreuses industries qui se voient scindées en de multiples unités plus petites, l’hôpital public subit depuis l’offensive néolibérale un processus croissant de « concentration horizontale et verticale » :
« L’affirmation de la technostructure hospitalière a pour conséquence l’emprise croissante de la rationalité gestionnaire sur la logique soignante. […] Économies d’échelle, rationalisation des fonctions supports, utilisation optimale des plateaux techniques au nom de l’efficience, mais aussi, et surtout, de la qualité et de la sécurité des soins. [5] »

Plus loin, les auteurs développent ce qu’implique cette rationalisation qui est avant-tout économique : en cherchant à normaliser, standardiser et parcelliser le travail des soignant.es, les réformes successives de l’hôpital aboutissent à une « industrialisation des soins et du travail » [6].

« Cela se traduit aussi par une action sur les conditions d’emploi : on embauche des contractuels plutôt que des fonctionnaires, ou on recourt à des agents de service hospitalier qualifiés (dont le niveau de diplôme et la rémunération sont moindres) plutôt qu’à des aides-soignantes. Cela peut encore passer par des économies dans l’organisation du travail : favoriser tel type d’horaire, reconsidérer l’économie des tâches réalisées, instaurer une mobilité du personnel plutôt que de recruter du personnel supplémentaire. »

Augmentation de la charge de travail et flexibilisation des horaires, baisse de salaire et manque de moyens : les première victimes du développement de ce « techno-hôpital » sont les soignant.es.

Les soignant.es : petites mains invisibles de la reproduction de la vie

Le secteur de la santé et du soin, au même titre que l’éducation par exemple, fait partie de la reproduction sociale. Pour Marx et Engels, la reproduction de la vie humaine et la maîtrise de l’environnement à cette fin, c’est-à-dire la satisfaction des besoins vitaux, est un présupposé à toute histoire de l’humanité. Mais le capitalisme, plaçant la production au cœur de son fonctionnement – tourné vers l’accumulation toujours croissante de capital par un nombre de personnes toujours plus restreint – a attribué au travail reproductif une place bien particulière.

Ce travail reproductif, que l’on peut synthétiser par tout ce qui permet au système de se reproduire, tant à l’échelle d’une génération qu’au quotidien, est historiquement attribué dans son immense majorité aux femmes.

Dans L’idéologie allemande, Marx et Engels distinguent l’Homme de l’animal par son rapport particulier à la nature, à son environnement. Contrairement aux animaux qui s’adaptent à leur environnement pour survivre, l’Homme adapte la Nature, la travaille, pour subvenir à ses besoins.

« En produisant leurs moyens d’existence, les hommes produisent indirectement leur vie matérielle elle-même.
La façon dont les hommes produisent leurs moyens d’existence, dépend d’abord de la nature des moyens d’existence déjà donnés et qu’il leur faut reproduire. […] La façon dont les individus manifestent leur vie reflète très exactement ce qu’ils sont. Ce qu’ils sont coïncide donc avec leur production, aussi bien avec ce qu’ils produisent qu’avec la façon dont ils le produisent. Ce que sont les individus dépend donc des conditions matérielles de leur production.
Cette production n’apparaît qu’avec l’accroissement de la population. Elle-même présuppose pour sa part des relations des individus entre eux. La forme de ces relations est à son tour conditionnée par la production. »

Le travail est donc issu de la nécessité pour les hommes de produire et de reproduire leurs moyens de subsistance, et leurs modalités déterminentles rapports humains. Pour Marx et Engels, d’un point de vue vital et chronologique, la reproduction de la vie, des « moyens d’existence déjà donnés » vient avant la production.

Le propre du système capitaliste est d’avoir subordonné le travail reproductif (travail domestique, sanitaire, éducatif, qui permet la reproduction sociale, quotidienne mais aussi générationnelle) à la production et à l’accumulation de capital. Ces tâches indispensables à la reproduction de la vie humaine – et donc à la reproduction de la force de travail dans le système capitaliste – prennent racine dans l’oppression patriarcale et l’immense majorité du travail domestique gratuit effectué au sein des foyers reste effectué par les femmes – 80% des femmes affirment passer au moins une heure par jour à des tâches domestiques contre 36% des hommes, selon une enquête récente de l’Observatoire des Inégalités [7].

Mais depuis les années 1980, une part toujours croissante du travail reproductif est intégrée au marché du travail, ayant pour conséquence une augmentation importante de la main d’œuvre reproductrice salariée : soignantes, mais aussi femmes de ménages, nourrices, enseignantes, éducatrices, etc. Leur point commun est que ce prolétariat de la reproduction sociale est dans son immense majorité composé de femmes, et bien souvent de femmes racisées, issues de l’immigration. Le secteur de la santé n’y fait pas exception : 86,6% des infirmiers étaient des femmes en 2018, et plus de 90% des emplois peu qualifiés dans la santé (aides-soignantes, ASH...) sont occupés par des femmes également.

Ce qui est essentiel et ce qui ne l’est pas

Alors que le monde est traversé par la pandémie de coronavirus depuis janvier 2020, la crise sanitaire, économique et sociale qui en découle a redessiné les frontières de classe. Le premier confinement mis en place au printemps 2020 a notamment posé de manière aiguë la question suivante : quels sont les secteurs du monde du travail utiles à la société ? Dans une enquête intitulée « La démocratie à l’épreuve de l’épidémie » [8], Laurent Vogel y répond en partie : « Dans le domaine du travail, la crise de la Covid-19 a agi comme un révélateur des inégalités sociales et du déficit de démocratie. En Europe, la crise des masques a été emblématique. La légitimité principale du régime de management néolibéral réside dans la croyance que sa flexibilité autoritaire s’adapterait aux besoins diversifiés et changeants de la population. Pourtant, jamais la machine industrielle n’a paru aussi lente à satisfaire des besoins de survie élémentaires. À l’opposé, les activités de care, féminisées et dévalorisées, ont pu apporter des réponses, dont l’efficacité étonne si l’on tient compte du contexte catastrophique dans lequel elles se déroulaient. »

Le caractère essentiel du travail de la santé a été révélé au grand jour au printemps 2020. Et dans l’ombre des blouses blanches, d’autres petites mains invisibles, nécessaires à la fabrication du matériel médical et de soin, à son transport, à son entretien. Le rôle indispensable des secteurs de la reproduction a été mis en lumière au travers de différentes actions de solidarité, indiquant que nombre de travailleurs ont une conscience aiguë de la position qu’ils occupent dans la chaîne de production et de reproduction.

A ce titre, les 400 infirmières italiennes ayant signé un appel à la grève générale [9] pour « la santé et la sécurité » le 25 mai 2020 avaient pleinement conscience de leur rôle central, et demandaient l’arrêt de la production non-essentielle sans pouvoir elle-même exercer leur droit de grève :
« Bien que notre [participation] à la grève ne soit que symbolique – une minute de rotation entre le personnel de garde entre 13h30 et 14h30 – nous vous demandons de faire grève. [Faites]grève pour nous aussi. Nous ne voulons pas être des anges ou des héros, nous sommes des agents de santé. »

Dans le même temps, partout dans le monde, des travailleurs de certains secteurs industriels entraient en lutte pour exiger l’arrêt de la production non-essentielle – par exemple dans l’aéronautique, quand les ouvriers se voyaient obligés de fabriquer des avions pour des compagnies qui ne les faisaient même pas voler ou alors revendiquaient une reconversion de la production pour fabriquer du matériel indispensable, comme des respirateurs artificiels.

Télétravail : la nouvelle norme ?

A l’échelle internationale, la pandémie a entraîné une réorganisation importante du travail, et a notamment généralisé le recours au télétravail. Mais c’est le statut social qui détermine en grande partie la possibilité de télétravailler, ainsi que lesconditions du télétravail.
« Que ce soit en termes d’emploi ou de conditions de travail, les cadres apparaissent davantage épargnés par la crise que toutes les autres catégories sociales. 86 % d’entre eux poursuivaient leur activité professionnelle lors de la 7e semaine de confinement (date de l’enquête), dont les deux-tiers en télétravail. Si les professions intermédiaires continuent massivement à travailler (80 % d’entre elles), elles exercent plus souvent leur activité à l’extérieur du domicile (48 %). Les employés et les ouvriers apparaissent quant à eux les plus touchés par la crise : ils sont 42 % et 43 % à ne plus travailler début mai 2020. En outre, quand ils travaillent, c’est presque toujours sur site, où l’exposition à l’infection est plus grande : c’est le cas de 73 % des employés et 97 % des ouvriers encore en emploi deux mois après le début du confinement. Le travail à distance, et la flexibilité horaire qui l’accompagne, sont surtout le fait des cadres pour qui l’essor des technologies numériques a induit une évolution majeure des manières de travailler. » [10]

Au sein même des secteurs qui télétravaillent, d’importantes disparités ont été observées.
« C’est pour les femmes que la situation s’est le plus nettement détériorée. Parmi celles qui étaient en emploi au 1er mars 2020, deux sur trois seulement continuent de travailler deux mois plus tard, contre trois hommes sur quatre. Quand elles sont en emploi, les femmes sont autant en télétravail que les hommes (figure 1), mais leurs conditions diffèrent. La pratique du télétravail révèle en réalité des inégalités plus profondes de conditions de vie, qui se déploient au domicile et dans la sphère privée. »

Majoritaires au sein des foyers monoparentaux, soumises à une charge de travail domestique plus importante, disposant moins souvent d’un espace isolé pour travailler, à distance les femmes ont vu leurs conditions de travail nettement détériorées.

Mais au-delà des inégalités approfondies par cette réorganisation du travail, la possibilité de recourir au télétravail a, en soi, révélé d’importantes disparités. Car de nombreux travailleurs ne peuvent exercer leur métier à distance : petites mains de la grande distribution, personnel de la santé, ces travailleurs ont composé ce qu’on a appelé la « première ligne » au cours du confinement.

Les rapports d’exploitations et d’oppressions ne sont pas mis à distance par le télétravail

Si la possibilité de travailler à distance peut être considéré par certains comme un privilège, le recours accru à ces méthodes, permises par les avancées technologiques, ne gomment pas l’oppression de classe, de race et de genre. En effet, dans les couloirs des hôpitaux, surchargées de travail et vêtues de blouses blanches, bleues ou roses, ce sont en majorité des femmes racisées que l’on croise.

Cette composition sociale de la main d’œuvre du care, Sara Farris l’explique au travers d’une analyse genrée de la force de travail issue de l’immigration :
« La moitié de la population migrante actuelle dans le monde occidental est constituée de femmes. En Europe, par exemple, des estimations révèlent que les femmes constituent un peu plus de la moitié du stock de migrants dans l’Europe des 27. Un grand nombre de migrantes, musulmanes ou non, sont employées dans une seule branche de l’économie, à savoir le secteur domestique et des soins (care). L’augmentation de la participation des femmes « nationales » dans l’économie « productive » après la Seconde Guerre Mondiale, le déclin du taux de natalité et la hausse du nombre de personnes âgées, couplés à l’érosion, l’insuffisance ou simplement la non-existence de services de soins publics et abordables, ont eu comme résultat la marchandisation de la prétendue main-d’œuvre « reproductive », qui est surtout fournie par les migrantes. La demande de main-d’œuvre dans ce secteur a tant augmenté durant les dix dernières années qu’elle est maintenant considérée comme la raison principale, derrière la féminisation, de la migration. »

Elle s’appuie entre autres sur les travaux de Silvia Federici pour démontrer que ces travaux de la reproduction sociale échappent dans une grande mesure à la mécanisation et à la mise à distance.
« Contrairement à la production de marchandises, la reproduction des êtres humains est en grande partie irréductible à la mécanisation, étant donné la satisfaction des besoins complexes, dans lesquels les éléments physiques et affectifs sont inextricablement combinés, nécessitant un haut degré d’interactions humaines et un procédé de travail des plus intenses. Ceci est le plus évident dans les soins prodigués aux enfants et aux personnes âgées ou même la dimension plus physique qui requiert de satisfaire une sensation de sécurité, anticipant les peurs et les désirs. Aucune de ces activités n’est purement « matérielle » ni « immatérielle », et elles ne peuvent pas non plus être décomposées de manière à rendre possible leur mécanisation ou leur remplacement par le monde virtuel des communications. » [11]

Ainsi, en première ligne des secteurs du monde du travail qui ne pouvaient être mis à distance durant le confinement se trouvaient parmi les franges les plus précaires de la classe ouvrière, et dans un grande majorité des femmes racisées, au carrefour de l’oppression de genre et de race, et de l’exploitation.

La production et reproduction essentielles à la vie humaine échappent à la mise à distance

Ces travailleuses du care, rendues invisibles, qui ont continué à travailler pendant le premier confinement, sont à l’intersection d’une contradiction apparente entre le caractère essentiel de leur travail et les conditions toujours plus dégradées dans lesquelles elles l’exercent.

« Cependant, dans le monde des travailleurs migrants, il semble que le travail des femmes migrantes obéisse à ses propres règles. D’une part, il obéit aux « règles » liées au genre et au contrat sexuel au sein du ménage, qui établit que les femmes sont toujours en charge de la reproduction et des soins. D’autre part, il suit les « règles » du « contrat racial », selon lequel les minorités ethniques et les « gens de couleur » (people of color) sont toujours ceux qui effectuent les tâches les moins désirables et les moins valorisées de la société. Les femmes migrantes composent ainsi les rangs de cette armée régulière de travailleurs reproductifs qui est la fondation de toute collectivité, car c’est cette « activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre « monde », de sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible. Ce monde inclut nos corps, nos individualités, et notre environnement. » [12]

Les revendications portées par les soignant.es dessinent en creux les conditions de travail terribles qui leur sont imposées : manque de moyens humains et matériels, bas salaires, travail à flux tendu... Voilà ce que demandait le Collectif Inter-urgences en avril 2020 : « Une augmentation du nombre de lits et de structures, un recrutement massif de personnel pour mettre autour de ces lits, une revalorisation de salaire de 300€ nets pour rendre effectif ce recrutement. Rien de tout cela n’est évoqué aujourd’hui alors que ce qui faisait défaut hier est plus que jamais d’actualité. » [13]

En octobre 2020, une aide-soignante travaillant aux urgences de l’hôpital Mondor, à Créteil, témoignait : « C’est très compliqué pour nous. On nous en demande toujours plus, dans un contexte où l’on a moins d’aides que lors de la première vague. On sait qu’ils ne recruteront pas, si bien que l’on est très sollicités pour faire des heures supplémentaires. On se retrouve donc avec un jour de repos par semaine tandis qu’on manque de matériel avec des stocks qui ne sont pas adaptés. » [14]

Érigées en héroïnes lors du confinement du printemps 2020, applaudies aux fenêtres tous les jours à 20 heures, les soignantes sont pourtant parmi les premières victimes de la crise économique et sanitaire. Mais cette contradiction révélée par la pandémie pourrait également constituer l’une de leurs principales forces.

Le potentiel hégémonique des travailleuses de la santé en première ligne

En 2018 déjà, dans un article intitulé « La puissance insoupçonnée des travailleuses » [15], Pierre Rimbert montrait la potentielle explosivité de ces travailleuses des services, qui cumulent les oppressions et dont les statuts sont très variés mais qui ont vu leur effectif croître considérablement ces dernières décennies : « La quasi-totalité de la force de travail enrôlée depuis cinquante ans est féminine — dans des conditions plus précaires et pour un salaire inférieur d’un quart. À elles seules, les salariées des activités médico-sociales et éducatives ont quadruplé leur effectif : de 500 000 à 2 millions entre 1968 et 2017 — sans compter les enseignantes du secondaire et du supérieur. »

Dans ce même article, Pierre Rimbert fait le pari de la constitution d’un bloc social hégémonique, en capacité de se mettre à la tête des prochaines explosions de lutte des classes.

« Deux thèmes pourraient y contribuer.
Le premier est la centralité sociale et économique de ce groupe. De la statistique nationale aux médias, tout concourt à ce que le salariat féminin des services vitaux demeure invisible dans l’ordre de la production [...]. Produire une richesse émancipatrice qui pave les fondements de la vie collective, voilà un germe autour duquel pourrait cristalliser une conscience sociale.
[…] Le second thème est celui d’une revendication commune à l’ensemble du salariat, mais qui s’exprime avec une intensité particulière aux urgences hospitalières, dans les Ehpad ou les écoles : obtenir les moyens de bien faire son travail. »

La crise pandémique semble confirmer cette hypothèse. Méprisées par les politiques gouvernementales mais bénéficiant d’une reconnaissance sociale importante, les petites mains invisibles de la santé pourraient constituer le cœur d’un nouveau sujet social hégémonique, en capacité d’entraîner d’autres secteurs du monde du travail, dans les prochains processus de lutte qui ne sauront tarder.

Crédit illustration @mlalanda

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NOTES DE BAS DE PAGE

[1Lacombe Clément, « 19. Le tournant de la rigueur (1982-1983) », dans : Patrice Gueniffey éd., Les grandes décisions de l’histoire de France. Paris, Perrin, « Hors collection », 2018, p. 365-383.

[2[2]Thomas Deltombe, Boris Lefebvre. « Interview. Thomas Deltombe et l’islam imaginaire des médias français » dans Révolution Permanente, 15/11/2020. URL : https://www.revolutionpermanente.fr/Interview-Thomas-Deltombe-et-l-islam-
imaginaire-des-medias-francais

[3[3]Lacombe Clément, « 19. Le tournant de la rigueur (1982-1983) », dans : Patrice Gueniffey éd., Les grandes décisions de l’histoire de France. Paris, Perrin, « Hors collection », 2018, p. 365-383.

[4Pierre-André Juven, Frédéric Pierru, Fanny Vincent, La casse du siècle. A propos des réformes de l’hôpital public, Pairs, Raisons d’agir, 2019. Page 16

[5Ibid. Page 38

[6Ibid. Page 52

[7« Le partage des tâches domestiques et familiales ne progresse pas », Observatoire des Inégalités, mai 2020. URL :
https://www.inegalites.fr/Le-partage-des-taches-domestiques-et-familiales-ne-progresse-pas?id_theme=22

[8Fassin Didier, Henckes Nicolas, Kempf Raphaël et al., « La démocratie à l’épreuve de l’épidémie », Esprit, 2020/10 (Octobre), p. 81-106.

[9« « Nous vous demandons de faire grève » : 400 infirmières incitent les Italiens à suivre l’appel à la grève générale de l’USB » dans Unité CGT, 23/03/2020. URL : https://unitecgt.fr/categorie-international/nous-vous-demandons-faire-greve-
400-infirmieres-incitent-italiens-greve-generale/

[10Lambert Anne, Cayouette-Remblière Joanie, Guéraut Élie et al., « Le travail et ses aménagements : ce que la pandémie de
covid-19 a changé pour les Français », Population & Sociétés, 2020/7 (N° 579), p. 1-4.

[11Silvia Federici, “The Reproduction of Labor-Power in the Global Economy, Marxist Theory and the Unfinished Feminist Revolution,” Globalizations, 3 (2006), 13.

[12Sara Farris, « Les fondements politico-économiques du fémonationalisme » dans Contretemps, 17/07/2013. URL : https://www.contretemps.eu/les-fondements-politico-economiques-du-femonationalisme

[13Collectif Inter Urgences. « Communiqué de presse du 14/04 », site du collectif Inter Urgences, le 15/04/2020. URL : https://www.interurgences.fr/2020/04/communique-de-presse-15-04/

[14Interview par Paul Morao, « "Ce qui prédomine, c’est la colère" : une aide-soignante aux Urgences revient sur la situation à l’hôpital » dans Révolution Permanente, le 14/10/2020. URL : https://www.revolutionpermanente.fr/Ce-qui-predomine-
c-est-la-colere-une-aide-soignante-aux-Urgences-revient-sur-la-situation-a-l

[15Pierre Rimbert, « La puissance insoupçonnée des travailleuses », dans Le Monde diplomatique, janvier 2019. Pages 18 et
19. URL : https://institutions-mondediplo-com.gorgone.univ-toulouse.fr/2019/01/RIMBERT/59406
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