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Quand le gouvernement passe commande aux étudiants en art pour rhabiller la police

Plusieurs étudiant.e.s de l’école d’art Duperré à Paris ont exprimé sur les réseaux sociaux leur indignation face à une demande adressée à leur école par le ministère de l’intérieur lui-même : travailler gratuitement sur une modernisation des uniformes de la police.

Martha Hoffmann

22 mars 2021

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Capture d’écran Médiapart © Extrait « cahier des charges »

Les étudiant.e.s de l’école Duperré Paris, école supérieure d’arts appliqués, ont reçu un devoir un peu particulier ce 12 mars. Et pour cause : il prend la forme d’un courrier du ministère de l’Intérieur signé Gérald Darmanin adressé à leur directeur, évoquant le souhait de faire travailler les étudiant.e.s… sur une modernisation des uniformes de la police nationale. Sous forme d’un « appel à projet », il leur est demandé de plancher gratuitement sur « les contours, les symboles et les responsabilités que cette tenue incarne avec les enjeux sécuritaires et sociétaux de demain », avec cahier des charges à l’appui. Immédiatement, ils ont été nombreuses et nombreux à réagir

On peut déjà s’interroger sur la démarche, où l’on demande à des étudiant.e.s de faire gratuitement un travail qui relèverait de professionnels.

Les étudiant.e.s en art appliqués sont familiers de « l’appel à projet », en général une demande présentée sous la forme d’un défi, lancée par une entreprise privée ou un corps associatif, à une école. Pour les écoles d’arts, il peut s’agir d’une affiche, d’une identité visuelle, ou bien ici d’une direction artistique d’uniformes. Un mécanisme qui a tout d’une énorme arnaque car les élèves travaillent gratuitement, donnent parfois énormément de temps et d’énergie pour espérer gagner le concours et bénéficier d’une rémunération dérisoire (quand il ne s’agit pas juste de visibilité). C’est d’ailleurs ce qui a choqué un certain nombre d’entre eux, qui ont souligné que cela entretenait une fois de plus l’idée que l’art et la création serait des métiers « passion » » et ce avant même l’entrée sur le marché du travail. Cerise sur le gâteau : le délai lui-même, « très court » précise le courrier du ministre, avec « une date de rendu fin avril ».

Payer un nouveau costume à la police

Derrière cette démarche, il y a clairement la volonté de racheter symboliquement la police en lui payant un nouvel uniforme, ce qui a beaucoup fait réagir.
Le fond du courrier, signé du nom de Gérald Darmanin lui-même, annonce la couleur :
« Je souhaite revisiter cette tenue afin de lui donner une apparence plus moderne, plus en phase avec les nécessités de terrain et les réalités de la société et qui permettrait de mieux articuler la nécessaire proximité avec le citoyen et l’incarnation régalienne de l’autorité et de l’ordre. »

« Proposer ce projet à notre école c’est clairement une immense blague. Duperré qui est à deux pas de la place de la République qui a vu aux premières loges des centaines et des centaines de camions de CRS être déployés sur les manifestants, les réfugiés... » - Témoignage d’élève sur Instagram.

Des uniformes tout neufs, tous propres donc… pour un changement cosmétique de l’institution policière et pour essayer d’effacer tant bien que mal les violences policières dont sont entachées les anciennes tenues et que les élèves de Duperré ont pu constater aux premières loges.

Il faudrait refaire les tenues pour répondre aux « enjeux sécuritaires importants » nous dit le courrier. Des enjeux qui sont surtout ceux d’une offensive sécuritaire particulièrement virulente de la part du gouvernement Macron. Et d’un contexte où la stratégie du maintien de l’ordre de l’État et la médiatisation de cas de violences policières ont décrédibilisé aux yeux de nombreuses personnes le bras armé de l’État. On comprend donc que dans l’optique de Darmanin, tous les moyens sont bons pour redorer le blason de la police et lui payer au plus vite un nouveau costume.

On apprend d’ailleurs par Mediapart que cette sollicitation a été envoyée par Darmanin à pas moins de 24 écoles de modes et lycées professionnels possédant des filières « Métiers de la mode », pour faire évoluer l’uniforme des policiers dans le cadre du « Beauvau de la sécurité ». Selon le Canard enchaîné, Gérald Darmanin souhaiterait que ses troupes puissent afficher leurs toutes nouvelles tenues lors du défilé du 14 Juillet prochain.

Réaction d’élèves sur instagram

En pleine crise, rhabiller les troupes

En pleine crise sanitaire et économique, telle est la préoccupation du gouvernement à travers son ministère de l’Intérieur.

Que Darmanin se soucie de le demander à ces étudiants en art paraît pour beaucoup complètement indécent vue la situation dans laquelle la jeunesse étudiante est largement plongée aujourd’hui. L’isolement, la pression scolaire maintenue malgré la crise sont des réalités pour toute une partie de la jeunesse en études supérieures. Les cas de dépression ont augmentés et la détresse psychologique pousse même certains jeunes jusqu’au suicide, tandis que certains peinent même à avoir assez d’argent pour se nourrir.

Dans le secteur des écoles d’art, beaucoup sont particulièrement conscients d’être exposés à toujours plus de difficultés à trouver un emploi. Ces filières qui valorisent « l’excellence » et l’élitisme préparent les étudiant.e.s à un secteur ultra concurrentiel où ils devront se battre une fois jeunes diplômé.e.s. « L’appel à projet » s’inscrit dans cette logique qui allie pression et concurrence exacerbée, à l’image de tout l’avenir que le capitalisme promet à la jeunesse.

À Duperré comme dans d’autres écoles d’art appliqués, ce sont les cursus du luxe et de la mode qui sont valorisés, au détriment d’autres sections (comme celle dédiée à l’enseignement de la céramique, menacée de suppression) jugées moins rentables et moins attrayantes pour les futures employeurs. Des employeurs qui, dans la mode et le luxe, ne sont autres que parmi les plus grosses entreprises du capitalisme français, qui rapportent des milliards à des Bernard Arnault – pour ne citer que lui. Ces écoles font donc comprendre à leurs étudiant.e.s que leur meilleure option en fin de cursus est de se mettre au service de ces entreprises en sortie d’études plutôt que de ramer à trouver des contrats dans d’autres domaines.

C’est aussi ça qui frappe certain.e.s étudiant.e.s et jeunes diplômé.e.s de l’école dans la lettre de Darmanin qui cite « L’actuelle tenue de service de la police nationale […] héritière d’une création datant de 2004 signée d’une grande maison de mode française, la maison Balenciaga. », dit vouloir solliciter l’école pour « les nouveaux talents qu’elle abrite » et appuie ainsi une fois de plus sur cette idée que l’avenir le plus souhaitable pour ces jeunes créateurs seraient de rejoindre une maison de luxe.

Plusieurs étudiants ont, et c’est salutaire, commencé à exprimer leur indignation et envisagent des actions pour la manifester. Les futurs jeunes diplômé.e.s ont en effet tout intérêt à refuser l’offensive sécuritaire du gouvernement Macron et à être de ceux et celles qui refusent de rhabiller les flics.


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